Décoloniser l’esprit

Il y a des livres comme des cases rebelles qui accueillent à domicile parce qu’ils formulent des choses qu’on rêve depuis longtemps de voir écrites. Des livres dont la luminosité et la clarté renforcent le contenu explosif et révolutionnaire.

Des livres qui n’arriveront jamais trop tard, parce qu’il n’est jamais trop tard pour ouvrir les yeux. Décoloniser l’esprit brûle. Brûle d’un cheminement sincère et modeste,  marqué par des choix conséquents. Ceux du kényan Ngugi Wa Thiong’o, écrivain né en 1938 dans une famille paysanne, qui écrivit en anglais jusqu’en 1977 avant de retourner à la langue dont la colonisation l’avait expulsé :  le kikuyu.

Publié en 1987, Decolonizing the mind, livre dont il décide qu’il sera le dernier en anglais, n’est pas une lettre d’adieu à cette langue mais bien le manifeste du retour nécessaire aux langues d’Afrique. Un texte qui s’impose, magistral, au mépris des trahisons post-coloniales.

Alors qu’à l’aube des indépendances de nombreux écrivains avaient prophétisé la mort des littératures dans les langues du colon, se déployèrent au lendemain de celles-ci tout un tas d’explications foireuses, de dénégations, de revendications ou de déclarations d’amour à la langue de l’ancien maître.
Curieusement, l’ancien dominé s’empressait « d’entériner, de plein gré et presque avec orgueil, ce que des décennies d’éducation intransigeante et de mise au pas [nous] avaient déjà forcés à accepter ».
Ngugi Wa Thiong’o raconte. L’incohérence dans l’Afrique prétendument libérée des langues européennes imposées comme une évidence.
Il raconte ces troublants symptômes de succès colonial dont il écrit :

C’est le triomphe définitif d’un système de domination quand les dominés se mettent à chanter ses vertus.1

L’une des forces de Décoloniser l’esprit est de s’attaquer aux conséquences concrètes de la suprématie des langues européennes, partant de leur impact sur la construction individuelle jusqu’à leur importance dans les rapports de pouvoir, tout en le traduisant en analyse de classe.
Wa Thiong’o fait d’abord le procès de l’éducation coloniale où la langue servit d’outil de contrôle  ;  de « l’univers mental du colonisé » et de  « son rapport aux autres ».
Ce système créait intentionnellement une « fracture » entre l’enfant colonisé éduqué et son environnement qu’il finissait par regarder en langue étrangère, tout comme il se regardait lui-même au miroir de la langue et de la culture du colon :

La langue imposée ne correspondait plus à rien de la vie de la communauté.

Apprendre dans le système colonial, c’était apprendre à trahir, à se surveiller, se renier soi-même et sa communauté :

Et comment les instituteurs s’y prenaient-ils pour repérer les coupables ? Ils donnaient le matin un bouton à un élève et chargeaient l’enfant de le remettre au premier camarade qui dirait un mot dans sa langue maternelle. L’élève qui avait entre les mains le bouton à la fin de la journée dénonçait le camarade qui lui avait donné, lequel dénonçait à son tour l’enfant qui avait eu le bouton avant lui, et de fil en aiguille tous les coupables étaient nommés. Belle façon d’enseigner aux enfants la délation et de les inciter de bonne heure à trahir leurs proches et leur communauté !

Ce que nous dit Wa Thiong’o c’est qu’après les indépendances cette violence subie s’est changée en aberrante mutilation volontaire. C’était vrai en 1987 quand il l’écrit ;  ça le reste encore.

La triste réalité est que, même dans l’Afrique indépendante d’aujourd’hui, les enfants sont humiliés lorsqu’on les prend à parler une langue africaine dans leur école et ils n’ont personne à qui se plaindre dans la mesure où leurs propres parents sont persuadés que l’instituteur a un comportement moderne. C’est ainsi que les pouvoirs publics, les enseignants et les parents sont de connivence dans cet acte d’automutilation.2

En passant au  niveau collectif, Wa Thiong’o montre que la centralité des langues et des cultures européennes est à la fois le symptôme et l’outil d’un ordre néocolonial porté par des bourgeoisies qui se sont substituées au colonisateur. Par la question linguistique, Wa Thiong’o, nourri par Frantz Fanon, décrypte la trahison de ces bourgeoisies  :

L’aliénation coloniale se met en place dès que la langue de la conceptualisation, de la pensée, de l’éducation scolaire, du développement intellectuel se trouve dissociée de la langue des échanges domestiques quotidiens ; elle revient à séparer l’esprit du corps et à leur assigner deux sphères séparées. À une échelle plus globale, elle aboutit à une société d’esprits sans corps et de corps sans esprits.

Cette dissociation corps-esprit se traduit à un niveau plus global par le clivage entre deux classes. D’un côté le peuple, dont n’est reconnu ni la langue ni la culture et qui est jugé, exploité, commandé, administré dans une langue qui lui est étrangère. Privé de mots, il est condamné au silence, à l’incompréhension face à la violence du système qui l’exploite.

De l’autre côté la bourgeoisie pro-impérialiste, pour laquelle langues et cultures européennes sont les outils idéaux de collaboration avec les anciennes ou futures puissances tutélaires. Outils idéaux de sauvegarde de leur classe, du maintien du peuple loin des affaires politiques et de filtrage social par le biais d’une éducation discriminante.
Cette classe-là est la juste réplique du pouvoir colonial. Mais la force de ce livre est aussi de rompre avec les illusions des bourgeoisies qui seraient anti-impérialistes. Même politisées ces bourgeoisies sont ambiguës parce qu’elles rêvent le peuple, en étant au fond plus proches du pouvoir de par l’éducation et la langue. L’exemple littéraire montre que cette classe produira une littérature fantasmatique avec  « une classe ouvrière ou paysanne anglofrancophone »  et qu’elle prêtera au peuple « [ses] traits, angoisses existentielles, traits de petits bourgeois déchirés entre 2 mondes».

Wa Thiong’o raconte comment le  théâtre kényan des années 70 échoua dans son mouvement vers le peuple, parasité par sa propre classe sociale, son mépris des traditions culturelles populaires et bien sûr la question de la langue. Il ne cache pas non plus que lui-même a pu participer de ces illusions, de ces aveuglements :

Nous ne nous demandions jamais comment ce théâtre révolutionnaire ferait pour galvaniser le peuple dans une langue qu’il ne comprenait pas.

C’est la fascinante expérience de Kamiriithu, en 1976, qui va être son « point de rupture ».  Au Centre Culturel de Kamiriithu, en majorité ouvrier et paysan, avec Ngugi Wa Mirii et la population, il va participer à l’écriture et la mise en scène de Ngaahikka Ndeenda3. D’emblée, c’est le kikuyu qui s’impose, compte tenu de la population.

Le sujet est la question des terres et de l’indépendance dévoyée. La mise en scène et les répétitions sont publiques et ouvertes. Le peuple intervient constamment et débat : sur des faits historiques vécus, sur des conditions de travail et sur la justesse de la langue. Le processus créatif est volontairement exposé pour démystifier l’illusion théâtrale et éviter la violence symbolique des cultures bourgeoises, écrasant habituellement de savoir-faire artistique un spectateur maintenu dans l’admiration passive.
Deux conséquences : la pièce a un grand succès populaire mais un mois après la première représentation le gouvernement interdit au centre culturel d’accueillir tout rassemblement. Dans la foulée Wa Thiong’o est emprisonné pour une durée d’un an sans procès…
Avec la question linguistique et culturelle, on voit bien que la culture populaire authentique, et ce bien au-delà de l’exemple africain, est intrinsèquement politique et du coup profondément dangereuse pour les élites dominantes.
La clé de la lutte contre l’impérialisme c’est la classe populaire dit Wa Thiong’o. C’est le peuple seul qui a sauvegardé, entretenu et sauvegardé les langues africaines par la culture populaire. C’est le peuple qui a sorti l’écrivain de l’individuel en venant le chercher pour Kamiriithu. Et c’est pour finir du peuple qu’on cherche à le couper en l’emprisonnant. Le peuple étant la clé l’écrivain ne peut ni en saisir le génie, ni en tirer la force qu’on tire d’un lectorat s’il s’en coupe magnifiquement en ne parlant pas sa langue mais celle du pouvoir.
Le récit de la réappropriation orale et collective du premier roman kikuyu de Wa Thiong’o dans des lectures collectives le montre. C’est la vie même que l’écrivain rattrape en revenant aux langues d’Afrique.

Mais Décoloniser l’esprit appelle aussi écrivain·e·s et intellectuel·le·s à cesser d’être des spectateur·rice·s privilégié·e·s par leur classe sociale. Du fait de leur rôle déterminant dans l’éducation ils et elles peuvent et doivent agir, refuser d’être à la remorque du pouvoir. C’est ça ou se résoudre à accompagner la destruction des cultures africaines. Et Wa Thiong’o fait le récit de quelques décennies de débats universitaires, de conférences autour de la langue, des programmes littéraires, pointant une évolution mais aussi des débats infinis. Il rappelle aussi que de tout temps des écrivains ont résisté. Dès la colonisation comme le kényan Gakaara Wa Wanjaũ, emprisonné de 52 à 62 pour avoir écrit dans sa langue sous domination anglaise, et isolé après l’indépendance. Ou encore Fagunwa, Shaaban Robert et le kényan Obi Wali qui dès l’indépendance disait ceci :

L’acceptation docile de l’anglais et du français comme seuls médiums d’une écriture africaine éduquée est une grave erreur et n’a pas la moindre chance de faire avancer la culture et la littérature africaine.

 *     *     *

Je ne veux pas que les enfants du Kenya d’aujourd’hui héritent de cette tradition impérialiste qui consiste à mépriser les formes de communication développées par leurs communautés au long de l’histoire. Je veux qu’ils s’affranchissent de l’aliénation coloniale… une fois rétablie cette harmonie entre sa langue, son environnement et son être intérieur, l’enfant sera libre d’apprendre de nouvelles langues et de s’ouvrir au précieux legs humaniste, démocratique et révolutionnaire des littératures et des cultures d’autres peuples – mais sans avoir honte de lui-même ni de sa langue ou de son environnement.4

Décoloniser l’esprit brûle d’un désir infini de relever le défi anti-impérialiste, d’imposer une autre éducation en Afrique, de traduire, de publier. L’enjeu c’est la libération véritable, de tous les impérialismes, pour faire face au monde en tant que soi-même, pas comme de bons élèves appliqués de l’Europe. Car Wa Thiongo refuse le chantage à l’universel contre des langues africaines qui seraient soi-disant communautaristes et porteuses de divisions et risqueraient probablement de renvoyer tout le monde dans cette effroyable nuit tribale d’avant l’arrivée des sauveurs blancs.

Parce que si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle, la langue de la civilisation de l’universel. Car je sais ses ressources pour l’avoir goûté, mâché, enseigné, et qu’il est la langue des dieux. Chez nous, les mots sont naturellement nimbés d’un halo de sève et de sang : les mots du français eux rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit.5

Léopold Sedar Senghor, valet néo-colonial, cité ici par Wa Thiong’o, montre bien que la soumission linguistique empressée n’est qu’un des aspects d’une soumission plus globale. Parce qu’au fond le seul argument valable en faveur d’une capitulation joyeuse face à l’impérialisme culturel c’est  le confort de quelques privilégiés qui pensent tirer leurs épingles du jeu. Ceux qui produisent une littérature d’Africains en voyage chez lui-même et vendant au reste du monde une authenticité pré-mâchée. Ceux qui ne diront jamais : « Oui j’écris dans la langue du pouvoir. Oui je veux plaire à l’Europe. Oui je veux vendre le plus de livres possible. » Ceux qui se battent encore pour être bien notés par les anciens maîtres mais surtout pas pour être lus chez eux.

Faut-il s’illusionner sur le destin de la traduction récente en français d’un tel livre ? Faut-il s’illusionner tant l’ego de la langue française est énorme et la francophonie une arme de guerre encore plus enragée aujourd’hui par la concurrence anglo-saxonne.
Le français porte en lui, en plus d’un impérialisme classique, une prétention quasi-mystique basée sur une très haute impression de son histoire littéraire, de son apport au monde des idées, le tout vécu comme unique et destiné au monde. Un universalisme très blanc, très européen sous-tendu par une idéologie républicaine totalisante et parano ainsi qu’un colonialisme viscéral persistant, qui va des interventions armées aux Centres Culturels Français.
Oui la langue française aime qu’on se prosterne à ses pieds et elle en a créé des monstres coloniaux. Des contorsionnistes, si africains, si révolutionnaires, si nègres, si divers, qu’ils ne sont pas lus chez eux et finissent dans les panthéons et les académies des ex-colonisateurs.

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Ça peut sembler incongru, déplacé, illégitime de notre part, nous qui avons grandi en France, de nous désoler que rien ne soit écrit dans des langues que nous ne parlons pas ou peu, que parfois nous ne comprenons pas, tout simplement parce que nos parents n’ont pas jugé utile et pertinent de nous les apprendre.
En même temps si je ne me prononçais que sur des questions où la totalité des parties me considère comme légitime je peux aussi bien m’enterrer tout de suite ou me contenter de faire tapisserie exotique.
Si ça nous concerne aussi c’est que c’est ce rapport de pouvoir des langues européennes a entraîné ces absences chez nous et voudrait nous résumer à l’assimilation.
Qu’en est-il de nos libérations mentales quand des oublis de transmission, gentils mais fermes garde-fous, ont contre notre gré refermé la porte derrière nous… Est-ce un hasard si nos ignorances peuvent aussi passer pour du mépris quand nos mots transpirent la colonisation?

À Cases Rebelles, même dans la gueule du loup, on prend très au sérieux la lutte contre l’eurocentrisme, la décolonisation mentale ; notre combat n’est pas un fade et local antiracisme qui nous permettrait d’être mieux ici. Il s’agit bien de décentrer le monde.

Et Ngugi Wa Thiong’o nous dit que non, la bataille n’est pas perdue ; ni là-bas, ni ici, ni ailleurs. Ne jamais accepter l’impérialisme culturel comme une fatalité.
Lecture urgente.

M.L. – Cases Rebelles

  1. Ngugi wa Thiong’o, Décoloniser l’esprit, La Fabrique, 2011. Toutes les citations – hormis quand cela est signalé – sont issues de cet ouvrage. []
  2. Courrier international janvier 2007 []
  3. Le livre sera traduit en anglais par I will marry when I want. []
  4. Ngugi Wa Thiong’o, The language of African literature in  New Left Review, Avril- Juin 1985 []
  5. Postface de Éthiopiques, Le Seuil, 1956. Des extraits de ce passage sont repris dans le discours de Dakar de Sarkozy. []