Des forces réactionnaires n°10 : la piscine de St Claude (Jura)

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DES FORCES RÉACTIONNAIRES n°10 : la piscine de St Claude (Jura)

Dans la série Des forces réactionnaires on se propose de vous parler de groupes, d'événements, de mouvances, d'idéologies réactionnaires en France ou liés à la France, en partageant également des ressources accessibles.

Série | Des forces réactionnaires

Par Cases Rebelles

Septembre 2022

Pour ce 10e numéro, on vous raconte l’histoire de la piscine de Saint-Claude dans le Jura, où en 1964 un maire inscrivit dans le règlement intérieur une disposition discriminatoire explicite concernant l’accès des Algériens à l’établissement.

En 1964, à Saint-Claude, petite ville d’une dizaine de milliers d’âmes, située dans le Jura français et surtout connue pour sa traditionnelle production de pipes, s’ouvre une piscine pompeusement baptisée « centre nautique ». L’événement serait absolument anodin n’était-ce cette disposition du règlement intérieur :

« Les ressortissants algériens ne sont admis que sur présentation préalable au secrétariat de la mairie d’un certificat médical, garant de leur bonne santé et de leur carte d’identité. »

Ce règlement a été placardé sur le panneau d’affichage de l’hôtel de ville et largement distribué en ville deux jours avant la mise en service de l’équipement public.

La municipalité est à cette époque dirigée par le député-maire MRP (Mouvement Républicain Populaire) Louis Jaillon, partisan de l’Algérie française. Le 17 mai 1964, le centre nautique du Martinet est inauguré.
Mais dès le 16 mai un tract intitulé « Racisme ?!... », signé par la LDH, les clergés paroissiaux, la Libre Pensée les syndicats CGT, CFTC, CGT-FO, le syndicat national des instituteurs, les Déportés F.N.D.I.R.P, le PCF, le Parti Socialiste, la SFIO, Parti Socialiste Unifié, et l’Union des Femmes Françaises est mis en circulation. Il y est dénoncé une « hideuse ségrégation » et est fait explicitement référence au nazisme.

Jaillon se voit dans l’obligation de répondre rapidement, écartant l’accusation de racisme et arguant d’impératifs sanitaires mais l’argumentation prophylactique résiste mal à l’examen des faits :

« Tous les français sont suivis sur le plan médical de l’école à l’atelier et les étrangers pour obtenir leur carte de séjour sont soumis à un examen sévère comportant notamment la radiographie et une analyse de sang. Seuls parmi eux, les algériens en France séjournant en France sans contrôle médical, hormis les salariés qui demeurent assez longtemps chez un employeur pour se présenter à la médecine du travai1. Voilà donc le pourquoi clair, simple et motivé de la mesure instituée, laquelle avait été préalablement approuvée par l’Amicale Sanclaudienne des algériens. Les enfants algériens, fréquentant les établissements scolaires et soumis par conséquent au contrôle médical scolaire, n’ont fait l’objet d’aucune formalité particulière. »

Dès qu’il prend connaissance des mesures discriminatoires, le MRAP fait parvenir au maire une lettre de protestation :

Monsieur le Député-Maire,
Les dispositions édictées par la Municipalité de St-Claude concernant la fréquentation par les ressortissants algériens du Centre Nautique du Martinet, ont suscité dans notre Mouvement une vive émotion et vous n’ignorez pas les nombreuses protestations qui se sont élevées un peu partout en France.
De telles dispositions en effet, en dépit de toutes les justifications invoquées présentent un caractère discriminatoire qui contredit la Constitution et la loi et heurte les lointaines traditions d’hospitalité et de fraternité, chères à notre peuple.
On ne peut s’empêcher de penser que si la municipalité avait été inspirée exclusivement par des préoccupations d’hygiène, elle aurait formulé la même exigence à l’égard de tous les baigneurs éventuels et non pas envers une catégorie seulement. Qu’il nous soit permis d’ailleurs, d’ajouter que l’établissement d’un certificat de bonne santé paraît assez difficile à concevoir tant du point de vue médical que du point de vue légal : outre que la formulation et l’interprétation de ces certificats pourraient être sujettes à caution, vous n’êtes sans doute pas sans savoir que le secret professionnel interdit au médecin de révéler à tout autre qu’à son client le contenu de son diagnostic.
En fait, tout se passe comme si l’on avait voulu aboutir à écarter purement et simplement du Centre Nautique les Algériens dont le dur labeur est pourtant des plus utiles au développement économique de votre région et de notre pays tout entier. Et cet exemple malencontreux pourrait très rapidement servir de point de départ et de justification à d’autres mesures de discrimination et de ségrégation particulièrement néfastes. Nous voulons croire, Monsieur le Député-maire, que, tenant compte de l’émotion qui s’est exprimée, y compris dans votre ville, le Conseil municipal de Saint-Claude — à qui nous vous serions obligés de faire connaître notre présent appel — mettra fin à ces dispositions inconcevables dans notre pays.
Espérant que vous ne verrez dans notre démarche que le désir de servir les idéaux républicains auxquels demeure attachée l’immense majorité des Français, nous vous prions d’agréer, Monsieur le député-Maire, l’assurance de notre considération distinguée.

Outre le ton lénifiant, les arguments utilitaristes pourris, et l’invocation, largement contestable par des faits, de « valeurs typiquement françaises », le MRAP est clairvoyant quant à la brèche qu’une telle disposition risque d’ouvrir.

Le 20 et 21 mai des articles du Progrès de Lyon lancent la polémique en donnant un écho bien plus large à la bataille des tracts.
Le Courrier, organe de presse local, va jouer un rôle dénué de toute ambiguïté en se faisant le relais de la propagande municipale.Le 23 mai il publie un papier qui tente d’expliquer avec « humour » que les dispositions visant les algériens n’ont rien d‘humiliant.
De régionale la médiatisation devient nationale suite à un article du Monde du 28 mai, et suscite de fortes réactions de l’Ambassade d’Algérie en France et de l’association France-Algérie.
Le 30, Le Courrier sanclaudien fait l’éloge de la piscine, omettant soigneusement de mentionner l’affaire, en vue d’éteindre l’incendie naissant. Mais le 6 juin, il y revient, fustigeant les journalistes qui ont osé dire qu’on refuse les algériens à la piscine, et produit même le témoignage du caissier-contrôleur du centre nautique jurant « devant Dieu » qu’il n’a jamais refusé l’entrée à aucun algérien… On imagine que l’employé municipal a eu peu de latitude pour affirmer le contraire.

Le 20 juin, l’hebdo local s’enfonce plus que jamais dans la guerre médiatique de bas étage en publiant dans sa tribune libre un article intitulé : « Simple vérité et point de vue objectif : aucun racisme à Saint-Claude».
Ce texte, déjà paru dans La Croix le 15 juin comme courrier de lecteur (il émane en réalité d’un ami du maire et conseiller municipal, selon Droit et Liberté, journal du MRAP), vise les journaux nationaux. L’édile s’y emploie à établir une catastrophique distinction entre deux types d’algériens :

« les Kabyles qui sont installés depuis plusieurs années ici, travaillent régulièrement, vivent sans histoires, en bon voisinage avec les européens, passant comme tout le monde des visites de la S.S. [sic!!!] »

Et :

« tout un régiment qui va et vient, qui vit d’on ne sait quoi et qui, jusqu’à ce jour, est presque incontrôlable, que ce soit du point de vue sanitaire et au point de vue ‘’police’’ »

Aussi immonde que soit cette prise de position, elle a le mérite d’être claire : c’est le désir de contrôle des corps qui est en jeu dans cette histoire d’accès à la piscine de Saint-Claude. L’édile explique pourtant que c’est la rédaction de l’article du règlement de la piscine qui est à la source du « soi-disant scandale ».
Surfant sur cet argumentaire de la formulation dite maladroite, trop administrative Le Courrier réclame une modification du texte le 4 juillet, estimant « qu’il ne s’agit, en effet, que d’une question de mots » ; le quotidien reprenant toutefois la distinction détestable du conseiller municipal entre les « bons » et « mauvais » algériens.

Début juin, l’hebdomadaire d’extrême droite Minute, qui voit dans l’affaire un contexte favorable à la diffusion de ses idées, se jette à corps perdu dans la polémique et publie tour à tour deux articles aux titres sans équivoque : « Ce qui vous guette dans vos piscines » (5 juin 1964) et « Les voyous algériens nous chasseront-ils de nos piscines ? » (19 juin 1964).

Dans Le Monde, il est rapporté que face à ladite « invasion », Jean Dides « demande la création d’une compagnie de gardien de la paix-maître nageurs » dans une question écrite au préfet de la Seine et au préfet de police.
Dides n’est pas n’importe qui. Ce député du centre républicain, ayant eu d’importantes responsabilités sous Vichy, ancien commissaire de police, membre des RG, ex-poujadiste, a toujours été partisan de l’Algérie française. « Il a à plusieurs reprises été considéré comme l’organisateur de ce que l’on a appelé le ‘’réseau Dides » au sein de la police parisienne. Ce réseau était réputé être constitué d’anciens policiers épurés pour vichysme puis réintégrés, alors que la réintégration de certains policiers résistants avait été écartée sur recours du Syndicat des commissaires de la préfecture de police, dont M. Dides était le secrétaire général. » (Lire « La carrière de M. Dides », Le Monde, 20 novembre 1961)

Des tracts racistes sont également affichés à Paris près d’une piscine municipale et des inscriptions du même acabit fleurissent dans le métro.

Le 6 juillet une réunion publique et contradictoire est organisée à Saint-Claude, à la Maison du peuple, par le MRAP. « La piscine de Saint-Claude : un test pour les racistes » annonce l’affiche d’invitation. Une enquête a été menée sur le terrain au nom du bureau national. La réunion réunit plus de deux cents personnes.

« M . Maurice Rollandez, délégué du Syndicat National des Instituteurs, les représentants de divers groupements prenaient place à la tribune : MM . Léon Bacheley (Ligue des Droits de l’Homme), Jean Bourgeat (Libre Pensée), André Selva (C.G.T. ), Jean Meynier (C.F.T.C.), Aimé Prost-Tournier (F . N.D.I.R.PJ, Jean Pernier (P.C.FJ, Serge Canier (S .F. 1.0 J, Henri Rémy (P.S. U J, Mme Cavalié (U.F.F .) Dans l’assistance se trouvaient également trois prêtres, trois conseillers municipaux (dont deux appartenant à la majorité ), ainsi qu’un groupe de travailleurs algériens. »

On appréciera encore une fois de la place de choix réservée aux travailleurs algériens, sempiternels « objets » de discours, de discriminations, mais jamais sujets de leurs propres colères contre une pratique humiliante et déshumanisante. Nulle intervention de personnes algériennes n’est rapportée dans le numéro de Droit et Liberté qui rend compte de la réunion. Chez les antiracistes de « bonne volonté », le paternalisme et les suppliques lénifiantes sont de mise. En témoigne cette adresse vibrante et ambiguë faite au maire, absent de ladite réunion, qui semble bien plus faire appel à un antiracisme respectable qu’à l’affirmation radicale et la revendication du droit et de la morale :

« Nous ne méconnaissons pas les difficultés que vous pouvez rencontrer. Mais mettre fin à une injustice, dans quelques conditions que ce soit ne saurait causer de tort, bien au contraire, à qui sait faire preuve de résolution et agir à temps... Vous avez reçu les éloges bruyants des racistes, qui vous encouragent à la fermeté : permettrez-vous que votre ville soit donnée en exemple par une feuille à scandale, par les torchons fascistes? Préférez à cela l’approbation des antiracistes de toutes tendances, des gens de cœur, qui attendent de vous un geste, de réparation, un geste d’humanité !… »

À cette date, le règlement du centre nautique ne figure plus sur le panneau municipal ni à l’entrée de la piscine.
En septembre Droit et liberté écrivait ceci :

« S’appuyant sur les articles de Minute et sur l’exemple de Saint-Claude, des groupes racistes ont tenté, à Paris et à Lyon, de faire interdire les piscines aux Algériens. Grâce aux fermes protestations du M.R.A.P. et de nombreux démocrates, l’extension de cette mesure scandaleuse a pu être empêchée, et les autorités de Saint-Claude, sans la rapporter officiellement, ont pratiquement renoncé à l’appliquer. Pourtant, le Parquet de la Seine a décidé de classer « sans suite », la plainte déposée par le M.R.A.P. contre Minute»

En 1964, les événements de Saint-Claude faisaient inévitablement écho au mouvement qui avait lieu ce même été 1964 à Saint Augustine (en Floride) en vue de déségréguer les piscines ; un combat immortalisé par la photographie de Horace Cort où l’on voit James Brock, manager d’un motel en train de verser de l’acide muriatique dans une piscine pour faire fuir les militant⋅es noir⋅es.
Par ailleurs, dans notre article sur Robert Williams, nous rappelions que l’une des premières actions de son groupe, la Black Guard, en 1957, concernait la déségrégation des piscines, suite à la énième noyade d’un enfant noir dans un cours d’eau :

«  Ils vont provoquer une hostilité violente, des racistes bien sûr, et des blanc·hes mo-déré·es qui jugent ce combat ridicule, considérant que la priorité c’est la déségrégation des écoles. Tout·es trahissant au fond, un profond dégoût à l’idée d’une telle promiscuité corporelle. »

Aujourd’hui encore en France, les piscines sont marquées par des enjeux qui ont tout à voir avec le racisme et le contrôle des corps.

Ressources

Droit et Liberté n° 233, JUIN - JUILLET 1964.
Droit et Liberté n° 234, JUILLET - AOÛT 1964.
Droit et Liberté n°235, SEPTEMBRE - OCTOBRE 1964.

Nous qui ne cultivons pas le préjugé de race - Histoire(s) d’un siècle de doute sur le racisme en France, Dominique CHATHUANT, Éditions du félin, 2021.

« Robert Franklin Williams : autodétermination armée et amnésies de l’histoire», Cases Rebelles, casesrebelles.org, 2011.

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