Makan Kebe : « Si je peux aider d’autres personnes à chercher de l’aide, je vais le faire »

Publié en Catégorie: POLICES & PRISONS, SANTE LUTTES HANDIES ET PSY
Le 25 juin 2013, à Villemomble, un déferlement de violence policière s’est abattu sur la famille Kebe. Makan et son frère, Mohamed, sont violemment agressés et arrêtés. Leur mère, Fatouma, est éborgnée par un tir de GMD. Malgré les témoignages et les vidéos, aucun policier n’est condamné pour cette intervention scandaleuse et les nombreux mensonges contenus dans les dépositions. Dans Arrête-toi !1 , Makan raconte son enfance jusqu’au drame, ainsi que les marques de l’agression sur toute une famille. Il choisit notamment d’exprimer sans détour le trauma ainsi que les souffrances mentales comme elles l’ont accablé, faute de parvenir à les énoncer et à chercher de laide. Aujourd’hui il nous confie son espoir de lever les stigmates touchant à la dépression et la thérapie, mais aussi sa volonté de sensibiliser et d’agir sur ces questions dans les quartiers populaires.

Il fait nuit, je crois. J’ai tellement mal, mal à mes pensées. Une lame passe dans ma main. Du sang coule sur mon corps. Je le regarde d’un air presque distant, comme s’il m’était étranger. J’ai l’impression de visualiser ma souffrance, d’exorciser ma douleur. Je vais l’essuyer et me laver, presque machinalement. Ce ne sera pas l’unique fois où ce mal me rongera.2

Je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Extrêmement déshydraté et éreinté. Parfois, j’ai même l’impression de flotter, quelque part hors de mon corps. Je vois un psychiatre de l'hôpital. « Dépression sévère ». Le mot est lâché mais ce n’est qu’un écho dans ma brume. « Si ça fait deux ans que ça dure, vous devriez vous faire hospitaliser»

Dans Arrête-toi, tu brises un tabou majeur en racontant de manière très concrète la manière dont la souffrance mentale t’a impacté et jusqu’où elle t’a mené.
Makan Kebe (photo © La Meute - Jaya)
Makan Kebe (photo © La Meute - Jaya)

Je pense tout d’abord que c’était un besoin personnel de mettre des mots sur des maux ressentis tout au long de cette affaire-là et toutes les répercussions. C’était d’abord une thérapie pour moi. Et à la suite de ça, je voulais briser cette barrière parce que je sais que d’autres personnes ressentent ces douleurs, même si ce n’est pas exactement la même chose, qu’elles puissent se dire : « mais je ne suis pas seule à ressentir ça, c’est un sentiment normal. » Et qu’ensuite on puisse chacun de notre côté, avec les moyens qu’on a, surmonter ça, la force de trouver de l’aide. Je sais que dans mon livre je disais que je regrettais de ne pas m’être ouvert plus tôt, parce que ça m’aurait évité de tomber encore plus dans la dépression. Et donc si ça peut aider d’autres personnes, moi je vais le faire.

Comment trouver les bons praticien·ne·s sans être dans le jugement , qui ne vont pas avoir d’a priori sur les jeunes des quartiers populaires, d’a priori racistes?

J’ai eu énormément de chance. J’ai rencontré deux infirmières psys de l’établissement public de santé (EPS) de Ville-Évrard ; c’était un hôpital psychiatrique assez dur et elles se sont très vite rendues compte que ma place n’était pas dans ce genre d’établissement mais plutôt dans une maison de repos, même si c’est toujours un hôpital psychiatrique.
J’y ai fait la rencontre d’un médecin, d’un psychiatre que je mentionne dans le livre qui justement ne m’a pas infantilisé, ne m’a pas jugé, qui a juste écouté ce que j’avais à lui dire et il m’a aidé à trouvé des solutions à mes problèmes, notamment à mes angoisses, aux pensées négatives. Mais je pense que dans l’ensemble de la profession, il y en a pas mal qui ne sont pas dans le jugement et essayent de trouver des solutions pour que le/la patient·e aille mieux.

Dr. Iggui, le psychiatre, m’aide beaucoup, seulement par son comportement. Jamais je ne me sens infantilisé comme tant de fois auparavant dans d’autres établissements, d’autres institutions. Pour la première fois, j’ai l’impression qu’on écoute mes traumatismes. On regarde au-delà des pansements qui cachent mes plaies. « Il y a de quoi avoir des angoisses avec tout ce que vous avez vécu ». Je ne ressens aucune négation de ma parole, aucun jugement dans sa voix. Je me sens libre de lui raconter, mieux encore, je me sens compris. Je le vois tous les jours. On discute beaucoup, on fait des bilans sanguins, on essaie des combinaisons de médicaments pour trouver la meilleure. Ça prend du temps. Ce médecin conforte mon idée de ne pas vouloir aller trop vite, de ne pas m’en vouloir si mon rétablissement doit prendre du temps. Je vise la thérapie en profondeur plutôt que des soins de surface

D’autres personnes de la famille ont-elles vu des psys ? Avez-vous vu un psy collectivement ?

Non malheureusement et on aurait dû justement. Ça faisait partie des tabous de notre culture, de l’endroit d’où l’on vient ; dans les quartiers populaires, voir un psy ce n’est pas que ce soit mal vu mais ce n’est pas le réflexe premier. Et justement en écrivant mon expérience, ça peut être une aide et une solution pour trouver des pistes, des façons de gérer le stress post-traumatique et se relever. J’espère, moi, qu’à travers les quelques lignes où j’ai évoqué ce sujet, d’autres personnes qui n’ont pas la motivation, qui ont ces barrières-là du type « je ne vais pas aller voir de psys » vont le faire justement.

Aborder toutes ces questions de manière très intime, cela t’a-t-il vulnérabilisé ou cela t’a-t-il donné de la force ?

Le moment où je me sentais le plus vulnérable, c’est le moment où j’ai vécu ces choses-là, où j’étais dans la période où je me repliais sur moi-même. Avoir le courage d’en parler m’a rendu plus fort parce que je réussissais à traduire ça dans les lignes du livre. Ça a aussi été une thérapie pour moi de vraiment pouvoir mettre des mots sur cette douleur-là. J’ai eu mal par rapport à ça, je sais que c’est ça qui m’a fait mal donc voilà, je vais le ranger d’un côté. Toutes les pistes, tous les conseils qu’on m’a donnés, je vais les appliquer pour justement ne pas revivre ce genre de moments.

Pour toutes ces raisons, nous gardons le silence sur ces maux. Que dire de plus sans tomber dans le dramatique ou le superflu ? Les lunettes rectangulaires noires, qui recouvrent désormais sans cesse une partie de son visage, nous blesse autant que de la voir tâtonner et chercher son chemin dans sa propre maison. Nous évitons dorénavant de nous retrouver tous chez ma mère. C’est trop difficile de se regarder. Nous sommes fragmenté·e·s, à l’intérieur de chacun de nous-même mais aussi collectivement, tous ensemble, nous ne faisons plus unité. Pour cela, il aurait fallu qu’on se parle, qu’on exhibe nos blessures aux autres, qu’on dévoile nos faiblesses et qu’on les confronte. Mais personne ne veut poser ça sur la table. Par pudeur mais aussi par respect pour l’autre, pour ne pas remuer une lame aiguisée dans une plaie béante et à vif.

Est-ce qu’il y a des peurs, des cauchemars, des choses qui continuent à te traverser, t’habiter ?

Oui. La peur que ça recommence. Exactement ça.

Est-ce que tu as vu ta mère changer psychologiquement et souffrir ?

Je l’ai vue souffrir physiquement et je l’ai vue souffrir mentalement ; ça a été un vrai choc. C’était une mère de famille. Suite au décès de mon père en 2009, elle était seule à gérer l’éducation de ses huit enfants et encore plus avec ses neveux... La voir, repliée sur elle-même, ne plus trop parler, c’est vrai que ça a fait un choc, avec de plus sa santé physique qui déclinait de mois en mois. Ça a été assez perturbant de voir ça parce que j’avais plutôt l’habitude de voir ma mère joviale, toujours à donner des conseils, aider son prochain. Là, j’avais l’impression que c’est elle qui avait besoin d’aide. Mais je ne pouvais pas réparer, en tous cas physiquement, je ne pouvais pas faire grand chose. Ça a laissé place à des moments où je venais la voir et je ne pouvais rien dire, je ne pouvais que subir et être à côté.

Que ce soit à travers un·e généraliste, des ami·e·s, la spiritualité, elle a trouvé des ressources ?

Oui, ça a été beaucoup la spiritualité. La spiritualité dans un premier temps pour apaiser notre sentiment d’injustice et certaines haines qu’on pouvait avoir. Elle nous a calmé·e·s, elle nous a dit que la justice allait faire son travail et elle s’en remettait à Dieu. Elle s’en remettait vraiment beaucoup à Dieu.

Est-ce que tu as d’autres envies suite au livre ?

Dans mon livre, j’ai essayé d’être un maximum transparent par rapport à la dépression puisque que c’est quelque chose que même les personnes qui ne subissent pas de violences policières ou autres vivent à un moment donné de leur vie dans les quartiers populaires, suite à des échecs professionnels ou personnels. Et c’est une question vraiment taboue. J’ai voulu lever le voile sur ça en en parlant. Je sais que beaucoup de mes lecteur·rice·s sont issu·e·s de quartiers populaires, j’espère que ça va leur faire prendre conscience qu’il y a des moyens de se faire accompagner, que c’est pas dévalorisant, ça peut leur être d’un grand bien.
Moi j’aimerais bien déjà, à travers mon association, faire des interventions dans des centres sociaux, dans des collèges pour témoigner de cette période-là. Et pourquoi pas faire des partenariats avec des maisons de santé qui pourraient accueillir ces jeunes-là justement qui sont en détresse, en total détresse. En tout cas, créer un lieu d’écoute où les jeunes peuvent s’ouvrir sans êtres jugé·e·s.

Interview réalisée par Cases Rebelles en juin 2021.

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  1. co-signé avec Amanda Jacquel (2021, éditions PMN) []
  2. Tous les extraits sont issus de "Arrête-toi!" []