Mélanie Ngoye-Gaham : « On a peur tous les jours. »

Publié en Catégorie: POLICES & PRISONS, SANTE LUTTES HANDIES ET PSY
Mélanie NGOYE-GAHAM a grandi dans un quartier populaire d’Amiens. Elle a été blessée à Paris le 20 avril 2019 dans le cadre du mouvement dit Gilets jaunes. Cette militante active contre les violences policières est membre des Réfractaires du 80 et du collectif Les mutilé⋅e⋅s pour l’exemple. Elle raconte ici sa blessure, les traumas, l’injustice et l’acharnement policier. Et pour elle, tout comme pour ses camarades mutilé⋅e⋅s, elle formule l’impérative nécessité de la mise en place d’un réseau de soignant⋅e⋅s respectueux⋅ses des victimes de violences d’État et de leurs proches.
Comment as-tu vécu l’impact psychologique de l’agression, au moment même, les jours suivants et sur le plus long terme ?

Mélanie Ngoye-GahamC’est particulier parce que je me fais agresser de dos, donc quand je tombe je ne sais pas trop ce qui m’est arrivé, je ne sais pas si c’est une grenade, etc. Je vais à l’hôpital. Je me sauve de l’hôpital donc je rentre chez moi et je dors normalement. Le lendemain, jour de Pâques, il est environ 14h, 15h, j’allume mon téléphone portable je lance Facebook et là je vois une vidéo d’un flic qui court comme un dératé et je me vois au bout de sa matraque. Là je comprends qu’un policier m’a choisie et qu’il a choisi délibérément de m’asséner un coup de matraque en haut de la nuque, risquant de me laisser tétraplégique. Je comprends que j’ai été ciblée et le traumatisme arrive à ce moment-là. Avant ça, avant de voir la vidéo, de voir que j’avais été choisie par ce policier pour être matraquée, la première nuit je l’ai dormie normalement. C’est suite à la vidéo, au fait qu’il ait choisi délibérément de me taper dessus… Arrivent des nuits sans sommeil, des nuits sans manger parce qu’on ne comprend pas, parce qu’on vit une injustice. Cérébralement, je pense que j’essayais de comprendre pourquoi il m’avait choisie. J’ai essayé de me rappeler de ma journée. Cependant, j’ai souffert pendant très longtemps d’un choc post-traumatique qui faisait que je me souvenais de quasiment rien de cette journée, à part mon arrivée sur Paris et quelques échanges qu’on avait eus à Paris Bercy... Mais sinon, la manifestation en elle-même, il ne m’en restait rien. J’essaie de chopper le maximum de vidéos possibles, pour comprendre pourquoi moi : qu’est-ce que j’ai fait à ce moment-là, pourquoi je méritais ça ? Parce que dans un premier temps j’ai cherché à comprendre et à justifier l’acte du policier en me disant que j’avais dû faire quelque chose. Finalement, sur les images on voit bien que je suis en train de lire un tract, que j’ai la tête baissée et qu’en fait je ne me rends pas compte de ce qui se passe autour de moi : qu’en fait j’ai rien fait du tout.
Donc voilà : pendant deux, trois mois je dors très mal mais je prends sur moi et je n’arrête pas de travailler plus d’une semaine. Je prends une semaine d’arrêt maladie parce que déjà j’ai très mal aux cervicales, je n’arrive pas à lever les bras, je n’arrive pas à lever les jambes ; c’est donc pour mon état de santé physique. Je prends une semaine mais ensuite je me remets tout de suite au travail.
Je suis travailleuse sociale. Je vois bien que j’ai un peu moins de patience avec les gens, que les écouter par moment ça me saoule alors que ça ne m’avait jamais saoulée auparavant, mais c’est pas grave je continue comme ça. Je fais un déni de mon traumatisme et j’avance, je ne regarde jamais derrière, j’avance…
L’affaire est classée sans suite, donc là c’est super violent d’apprendre qu’on est classée sans suite. De nouveau, j’ai eu une période où je mangeais très très mal, où je dormais très très mal. On reprend le dessus et il m’arrive un truc un peu bâtard : en décembre 2020, je me fais arrêter par la BRAV1 lors d’une manifestation contre la loi dite séparatisme et là pour moi, c’est la descente aux enfers. Je ne vis plus, je ne dors plus, je ne sors plus ; j’ai peur de tout. Déjà, après mon agression un pétard dans la rue, je sursaute. Regarder des émissions violentes à la télé, c’est impossible. Regarder même des clips vidéo avec des images de policiers, c’est impossible et là je n’arrive même plus à sortir de la maison. Dès que je suis dehors, je transpire, j’ai peur. J’ai peur de me faire arrêter, de me faire mettre en cellule, j’ai peur, j’ai peur. Je suis donc en arrêt maladie depuis décembre et là je suis sous anti-dépresseurs, je suis une thérapie et j’essaye au maximum de vivre une vie légère même si c’est pas évident.

Et tu vois un·e psychiatre, un·e psychologue ?

Pour l’instant, c’est ma généraliste qui me connaît depuis gamine, en qui j’ai extrêmement confiance parce que je suis quelqu’un qui a extrêmement de mal à perdre le contrôle. Dès que je perds le contrôle je ne me sens pas bien, donc j’ai besoin de fort connaître les gens pour pouvoir me livrer à eux.

Quels sont les espaces dans lesquels tu peux parler de ce que tu as vécu ?

Il y a ma généraliste, mais après j’ai beaucoup de gens. Je suis très très entourée. J’ai mes camarades gilets jaunes, les Réfractaires du 80 qui est un collectif de gilets jaunes particulier dans le mouvement Gilets jaunes — on nous appelle les autonomes, on ne suit pas trop la ligne gilets jaunes. Ces camarades débarquent à la maison dès que j’en ressens le besoin. Il y a ma famille qui me soutient, ils savent que je me suis engagée et ils sont fiers de mon engagement. Et j’ai beaucoup de chance d’avoir le Réseau d’Entraide Vérité et Justice ; dès que je me sens pas bien, je peux leur parler, dire que je ne me sens pas bien et y a toujours un·e camarade qui vient me parler en message privé en essayant de me faire relativiser, de me dire « déconnecte-toi », qui me donne des bons conseils. Le collectif de mutilé·e·s dans lequel j’agis n’a que deux ans et c’est vrai qu’on n’a pas le recul des familles et des blessé·e·s qui ont 5, 6, 10, 15, 20 ans d’expérience. On se nourrit de tous leurs conseils ; à ce niveau-là, j’ai beaucoup de chance.

Qu’est-ce-que ça t’a fait de voir la vidéo, voir ton corps impacté, te voir au sol ?

C’est encore très douloureux. De se voir en chiffon, c’est pas moi… Moi je parlais à la police avant. Je faisais partie de ces gens qui leur citait des textes de lois, qui leur disaient qu’ils étaient dans le faux. Se voir là, poupée de chiffon... parce que c’est ça la vidéo : il m’assène un coup de matraque et après je suis chiffon. Mon mari vient avec des médics et me soulève et je suis en mode chiffon, me voir ça me fait mal. Ça me fait encore mal de la voir aujourd’hui, cette vidéo. J’ai pas mérité ça. Personne ne mérite de subir les coups de la police. Ils se prennent pour des juges, des robocops, ils font la police et la justice en même temps parce qu’après ils sont même pas poursuivis. Moi j’ai eu un coup de matraque : il explique que je suis une militante qui avait pour but de ralentir sa progression, de me mettre derrière le cordon qu’ils essayaient de mettre en place pour pouvoir les défoncer par derrière… Mais je n’ai eu aucune instruction, on ne me met pas les menottes, on ne me met pas en garde-à-vue, c’est gratuit. Il a justifié ça, mais son acte était gratuit. Je le vis très mal.

Et ton mari était à côté de toi ?

Oui, il était de dos comme nous tous, donc personne n’a vu ce qui m’était arrivé. C’est juste il se retourne et il me voit au sol et personne ne comprend. J’ai mes camarades qui sont là. On était cinq ce jour-là sur Paris. Personne n’a vu ce qui s’était passé, personne.

Est-ce que tu veux bien me parler de la manière dont vous avez géré le traumatisme dans la famille ?

À la maison, dans la famille on est dans le déni, sur l’agression on est dans le déni. On n’en parle jamais parce que d’une part ça fait souffrir mon mari parce qu’il était juste là. Mon mari, il fait deux mètres, 110 kilos et il a toujours eu le sentiment d’avoir cette responsabilité de protéger les autres du fait de sa grande taille. Et le fait de ne pas réussir à me protéger alors qu’il ne pouvait pas me protéger — ce policier m’avait choisie — alors on est dans le déni à la maison. On n’en parlait pas du tout, pas un mot. J’ai fait tout mon suivi médical, mes rendez-vous sans ma famille. C’est mes camarades qui sont venu·e·s avec moi parce que lui ça lui fait trop mal. D’ailleurs il est sorti du militantisme après ça.
La famille a aussi besoin de comprendre et le plus facile c’est aussi de reprocher à la victime en disant : « Mais qu’est-ce que tu foutais là ? Pourquoi t’as pas couru ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? » Et ils ne comprennent pas qu’on n’a pas de réponse en fait et qu’on essaie de leur expliquer pourquoi, mais on n’a pas la réponse. Dans leur quête de compréhension, ils nous culpabilisent sans le vouloir.

Ma famille, mes parents, personne n’était proche de moi au moment de l’agression, mais au moment de la garde à vue ils ont tous fait bloc autour de moi et aujourd’hui ils me soutiennent comme jamais. Ils ont bien vu qu’il y avait un acharnement policier contre moi. Les 70 heures de garde-à-vue, mon père était sur le cul. Il est venu au commissariat. Le dimanche, il est venu, il leur a dit : « Je vous préviens, je ne pars pas sans ma fille. » Il est venu jusqu’à Paris, renter dans le comico en disant : « Je pars pas sans ma fille. »
Toute cette culture héritée du fait qu’on est issu·e·s de quartier populaire, au moment de la garde à vue ça s’est senti. J’ai fait énormément de GAV de Gilets jaunes, j’ai jamais vu de parents. Moi j’avais mon père, mon frère, ma mère, j’avais toute ma famille autour de moi. On faisait bloc parce que les GAV c’est quelque chose que ma famille connaît, que mon frère connaît. C’était complètement injustifié et ils l’ont bien compris. Depuis ça, les liens familiaux se sont resserrés très très forts.

Comment ça se passe, au niveau du collectif Les Mutilé.es pour l’exemple, la gestion de l’impact psychique pour les un·e·s et les autres ?

C’est super compliqué. Je compare souvent mutilation à l’œil et mutilation à la main. Et les mecs et les nanas qui ont perdu leur main semblent le vivre moins mal que ceux qui ont perdu l’œil. J’ai l’impression, c’est juste une analyse que je fais, que pour les mutilations à la main, le reflet dans le miroir ne change pas contrairement aux mutilé·e·s à l’œil, ça change l’identité, les traits.
Beaucoup sont super courageux·ses. Ils/elles continuent à aller sur les manifs mais malgré ce courage, certains passent par des moments où ils/elles ont envie de mourir. Combien de fois on a des appels dans la nuit de camarades qui ont envie de mourir ?! Ils ont pas envie de se réveiller parce que c’est trop dur, parce qu’ils/elles sont pas reconnu·e·s. Autant pour les mutilé·e·s à la main on arrive à faire les dossiers MDPH et on arrive à avoir la pension d’invalidité et de fait à avoir un salaire chaque mois pour eux, mais les mutilé·e·s à l’œil sont à 30 % donc on n’arrive à rien avoir pour eux/elles, rien. Donc ils/elles ne sont pas reconnu·e·s comme handicapé·e·s, pas reconnu·e·s comme victimes. On ne trouve pas les tireurs pour la plupart. On les trouve pas ou bien il y en a deux et comme il y en a deux, eh bien bénéfice du doute. On inculpe pas deux personnes. Bien souvent ils mettent en porte-à-faux un gendarme avec un flic de la police nationale, souvent de la BAC. Du coup c’est l’IGPN et l’IGGN et donc ça prend des plombes. Ils ne savent même pas si un jour ils auront justice ; pour eux/elles, c’est une horreur. Avant, j’avais pour principe d’éteindre mon téléphone à 21h, maintenant il reste allumé parce que je sais qu’à n’importe quelle heure on peut m’appeler.

Avec le réseau, on mutualise les noms des psys et donc on a deux psys maintenant qui travaillent sur le collectif avec nos mutilé·e·s. Soit par visio... Et là ça a été terrible pendant le confinement car pour suivre les soins à distance, par exemple pour Vanessa qui a une partie du cerveau bousillée, elle doit faire de l’orthophoniste donc ça a été un an de soins mis entre parenthèses. Pour la plupart ils ont besoin de cures, c’est pareil, ils n’ont pas pu faire leur cure.

Aujourd’hui pour tous les besoins médicaux, comment savoir à qui s’adresser, trouver des praticien·ne·s ?

C’est la merde. Moi sur Amiens par exemple, mon avocat me dit : « Il faut que tu fasses une expertise psychologique, que tu ailles voir un expert judiciaire. » Donc il y a deux noms sur Amiens. Comme une conne je prends le nom racisé parce que je me dis qu’il y a plus de chance que ce mec ait été un jour confronté lui ou sa famille à des problèmes avec la police. Déjà il m’a dit : « Donnez-moi votre carte vitale ». Je lui ai donné ma carte vitale, il l’a mise dans son lecteur, il m’a dit : « Vous êtes Gilet jaune ». J’ai dit : « Ouais mais comment vous le savez ? » Il m’a dit : « Et donc vous venez ici parce que vous voulez porter plainte contre un flic et vous voulez de l’argent !
— Pas du tout en fait. Je viens me faire expertiser. Si je ne suis pas traumatisée, mettez-le sur votre papier. Si vraiment je ne suis pas traumatisée, mettez-le sur votre papier.
— Oui on sait très bien que les gens comme vous ils savent feindre... »
Je lui ai demandé combien je lui devais. Je lui ai signé le chèque, je lui ai foutu à la gueule, j’ai récupéré ma carte vitale et puis je suis partie.
Donc oui, il est important aujourd’hui qu’on ait un annuaire pour toute la France d’experts psys qui ne jugent pas… Pas qu’ils soient d’accord avec nous, ce n’est pas ce qu’on demande. On demande juste qu’ils ne nous jugent pas, qu’ils nous traitent comme des personnes lambda ! On n’a pas cherché nos coups.
Moi quand je suis allée voir le médecin, ma généraliste était malade donc je suis allée voir un docteur de SOS Médecins. Alors que j’étais plus bas que terre, il m’a enterrée : « Vous êtes les parias de la société. Je fais plus pour la France que vous parce que je gagne 40 000 euros par an. »
Je m’en suis pris tellement plein la gueule par les médecins qu’à un moment donné, on arrête de se soigner. On arrête d’aller les voir parce que c’est pas possible, on ne peut pas avoir double, triple, quadruple peine ; à chaque professionnel·le qu’on va aller voir, à chaque fois on va s’en prendre plein la tronche.

Les gens se rendent pas compte de tout ce qui se passe autour une fois qu’on a été victime de violences policières. Des flics qui m’appellent par mon nom Facebook, par mon nom de jeune fille. Devant chez moi on me dit : « Qu’est-ce que tu fous là Gaham ?!
— Ben je suis devant chez moi. Vous qu’est-ce que vous faites là ? Laissez-moi tranquille ! »
En GAV on se prend qu’on est des « islamo-gauchistes », des « putes ». J’ai pris tellement cher pendant les 70 heures de GAV et depuis deux ans ; je pensais pas que ça serait possible. J’ai grandi avec un papa militant donc je voyais bien les RG et tout ; mais je me rendais pas compte en fait, je ne me rendais pas compte.

Tu disais, dans la série qu’on a réalisée pour annoncer les marches du 20 Mars 2021, que manifester ça faisait peur aujourd’hui mais qu’il fallait se mobiliser parce que « la peur n’évite pas le danger ».

On a peur tous les jours. Je n’ai pas peur qu’en manifestation. Quand je croise une voiture de flics, les voitures de la BAC, j’ai peur. Il n’y a pas qu’en manifestation, mais à un moment donné il faut y aller parce qu’on est obligé·e·s d’y aller. Il faut y aller, se faire entendre, se faire voir, on n’a que ça, on n’a aucun poids. On est transparent·e·s, on est invisibilisé·e·s. Dans la presse on est criminalisé·e·s. Nos familles sont criminalisées. Moi je m’attends à mon procès à ce qu’on sorte le casier judiciaire de mon père, des énormités sur l’entreprise de mon mari. Comme ils ont fait avec Théo alors qu’ils l’ont violé, l’ont traumatisé ; ils ont attaqué sa famille.
On se fait matraquer de partout et quand on est une femme c’est pire ; être une femme militante ça se paye et ça se paye cher.

Interview réalisée par Cases Rebelles en juin 2021.

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