SÉRIE ☆ Pour une lecture panafrorévolutionnaire de l’autobiographie d’Assata Shakur – Partie 1
Dans le cadre de notre travail de traduction de l’autobiographie d’Assata SHAKUR1 nous publions une série de courts textes d’analyse autour d’idées qui structurent le récit et la pensée politique d’Assata. Il est ici question de l’amour pour les noir.es qui se déploie dans tout le récit et d’une certaine Mademoiselle Shirley.
Introduction
Depuis l’enfance, Assata est fascinée par les siens et porte sur eux un regard rempli d’amour. Elle raconte, par exemple, avec un talent descriptif inouï ses étés, qu’elle passe, enfant, en Caroline du Nord à la plage dite plage Freeman. C’était une plage pour les noir.es que possèdent ses grands-parents en plein Sud ségrégué. Les noir.es de tous les horizons venaient de très loin parfois. Assata décrit un lieu, une ambiance où d’autres temporalités s’installent, d’autres sensations se déploient. C’est l’occasion de se baigner, jouer, contempler, se réapproprier son corps, danser, partager un repas. Et elle raconte l’émotion de cette très vieille dame venue découvrir la mer avant de pouvoir reposer en paix. La petite JoAnne2 adore tout le monde et c’est réciproque. Elle peint un tableau quasi idyllique d’une communauté noire en divertissement, profitant d’un moment de répit dans ce cadre oppressif qu’est la ségrégation. Elle découvre et énumère toute une diversité noire qu’elle regarde avec bienveillance et avec un plaisir d’enfant. Elle chérit cet entre-soi et en reconnaît la douceur et la puissance.
L’amour de tout le peuple
L’amour d’Assata pour son peuple se manifeste souvent dans l’énonciation radicale d’une communauté noire complexe, qui n’est pas monolithique et qu’elle refuse d’essentialiser. Un chapitre appartenant au récit de l’adolescence de JoAnne, le numéro 6, se distingue particulièrement et joue un rôle politique important.
Toute la jeunesse d’Assata est marquée par des fugues. Au chapitre 6, Assata/JoAnne a 13 ans et fugue une nouvelle fois. Elle trace vers Greenwich Village dont elle a entendu dire que c’est le paradis des originaux ; elle espère y trouver sa place. L’une des premières personnes qu’elle va rencontrer et qui va l’aider est une certaine Mademoiselle Shirley.
J’avais assez d’argent pour louer une chambre d’hôtel bon marché. J’ai récupéré ma valise et j’ai pris une chambre. Je pense que c’était à l’hôtel Albert. Après avoir pendu mes vêtements et pris une douche, j’ai décidé de manger un morceau. En bas, dans le hall, se tenait une grande femme Noire imposante, sapée avec classe. Elle avait les cheveux noirs, striés de mèches argentés, de long faux cils et beaucoup de maquillage. (p.156)
Il faut préciser ici que bien souvent lors de ces échappées, les personnages adultes ou plus âgés que JoAnne croise vont essayer de la manipuler, de tirer profit ou d’abuser d’elle. Or, ce n’est pas du tout ce qui se passe avec Shirley, qui à aucun moment ne tente quoi que ce soit de malveillant. Elle est très franche, d’une honnêteté non négociable ; mais elle est aussi très protectrice un peu comme une mère ou une sœur. Elle conseille fréquemment à JoAnne de rentrer chez elle et de reprendre ses études mais refuse par contre de la contraindre à le faire. Attentive, bienveillante et inespérée, Shirley est magique ; c’est la déesse de cet épisode. Assata nous décrit une femme autonome, déterminée, forte et sensible. Or, il s’avère que Shirley est une femme noire trans qui plus est, travailleuse du sexe. L’autobiographie est un livre assez volumineux où pourtant de nombreuses périodes de la vie d’Assata ne sont pas abordées. Il y a de nombreux silences, de nombreux vides dans la chronologie. Il est donc évident que le choix de raconter Shirley a un sens affectif et politique fort. Assata, révolutionnaire noire radicale, a choisi de faire d’une femme noire trans le personnage le plus protecteur qui soit ; et ce en totale opposition aux idées transphobes qui associent transidentité et prédation sexuelle. Le message ne pourrait être plus clair ! C’est non seulement une puissante affirmation de sororité noire, contre la transphobie, mais aussi une leçon d’unité noire et de panafricanisme véritable. Elle attaque ainsi les politiques de respectabilité qui fragmentent la communauté noire et leur pouvoir mortifère. Ce récit non problématique, non spectaculaire ne trouve pas d’échos à notre connaissance dans d’autre récits militants de l’époque. Il dit simultanément que notre présence de femmes trans noires n’a rien d’exceptionnel mais que notre inclusion assumée dans le peuple, dans le récit de ce qu’est le peuple noir, ne peut être que le fait des personnes les plus authentiquement libres.
Cet épisode de Shirley et sa situation dans le récit, permettent de liquider sans ambiguïtés la rhétorique détestable de toute une frange hétéro-cis du nationalisme noir sur la dévirilisation de l’homme noir, et les rhétoriques homophobes et transphobes.
Et ce n’est pas anodin si ce même chapitre 6 est aussi le lieu de constats importants sur les relations entre les femmes noires et une partie des hommes noirs.
Parmi les hommes Noirs que j’ai rencontrés dans le Village, beaucoup étaient obsédés par les femmes blanches. Certains vous disaient sans détour, « Aaah, ça me branche pas les noiraudes. Je préférerai toujours de la blanchette, sans hésiter. » Quand je leur demandais pourquoi, ils disaient que les femmes blanches étaient plus douces, que les femmes Noires étaient méchantes, les femmes blanches plus compréhensives, les femmes Noires plus exigeantes. L’une des choses qui me mettaient hors de moi, c’est quand ils traitaient les femmes Noires de « Sapphires».3 « Vous savez comment vous êtes, vous les négresses, des Sapphires malveillantes. » Beaucoup de ces gars m’auraient marché sur la tête rien que pour approcher une femme blanche. (p.166-167)
Plus je regardais comment les garçons et les filles se comportaient, plus je lisais et plus j’y réfléchissais, plus j’étais convaincue que ce comportement remontait en droite ligne à la plantation, du temps où les esclaves étaient encouragés à se venger de leur vie de souffrance sur les leurs plutôt que de s’en prendre à leurs maîtres. Les maîtres nous ont appris que nous étions laids, de la sous-humanité, dépourvus d’intelligence, et beaucoup d’entre nous le croyaient. Les Noirs sont devenus des animaux reproducteurs : des étalons et des juments. Une femme Noire était une proie facile pour n’importe qui, n’importe quand : le maître ou un invité de passage ou le premier bouseux blanc qui la désirait. Le maître lui ordonnait d’en avoir six avec cet étalon-ci, sept avec cet étalon-là, dans le but d’augmenter son stock. Elle était moins qu’un homme, moins qu’une femme. Un croisement entre la putain et la bête de somme. Les hommes Noirs ont intériorisé l’opinion de l’homme blanc sur les femmes Noires. Et, si vous voulez mon avis, beaucoup d’entre nous agissent toujours comme si nous étions encore sur la plantation avec le maître blanc qui tire les ficelles. (p.171)
Ce qui nous semble important ici c’est que malgré son amour pour son peuple, ou plutôt parce qu’elle aime sincèrement et pleinement son peuple, Assata comprend qu’il y a des dynamiques internes à la communauté noire qui la fragmente occasionnellement ou durablement en classe.
Elle ne juge jamais selon des critères de respectabilité mais par contre elle juge les flics noirs, elle juge constamment la bourgeoisie noire et elle juge toutes celles et ceux qui exercent et profitent de la violence contre d’autres noir.es.
Et cette éthique de l’amour des sien.nes la lie inextricablement à l’engagement politique et à la révolution. L’amour, par conséquent, n’est pas juste une éthique mais un préalable à toute entreprise révolutionnaire. C’est une leçon à méditer pour celles et ceux qui construisent des militantisme excluants sur des définitions restrictives et étriquées de ce que c’est qu’être noir.e ou de ce qu’est être révolutionnaire.
Il va falloir vous trouvez d’autres idoles qu’Assata Shakur ou étendre le domaine de votre amour !
KD _ Cases Rebelles (février 2019)
En guise de post-scriptum, on vous offre un morceau de Jackie Shane, chanteuse noire trans de soul dans les années 60. Une pionnière qu’il est toujours bon de se remémorer. Et le morceau est bien entendu dédié à Shirley !
- Assata, Une Autobiographie, par Assata Shakur, 2018, éditions PMN [↩]
- Assata est née JoAnne Deborah Byron. C’est adulte qu’elle se renomme Assata Shakur [↩]
- Représentation caricaturale des femmes Noires qui les dépeint comme grossières, bruyantes, malveillantes, têtues et dominatrices. Le nom provient de Sapphire Stevens, personnage de Amos et Andy, une série américaine qui se déroule à Harlem, remplie de clichés négrophobes, diffusée d’abord à la radio puis à la télévision de 1928 à 1960. [↩]