Le bon moment : un contrat transgénérationnel que je n’ai jamais signé. (3/4)

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PERSPECTIVE

Le bon moment : un contrat transgénérationnel que je n'ai jamais signé. (3/4)

Nous sommes déjà au troisième épisode de cette série de réflexion née de la constatation qu'il n'y a peut-être pas forcément de bon moment pour dire les choses difficiles à entendre aux personnes dont l'amour nous importe, notamment nos familles. Dans ce nouveau texte, on voit comment la culture du silence et du secret se transmet et s'hérite, avec au moins peut-être une question à la clé : pourquoi respecterai-je un contrat toxique que je n'ai jamais signé ?
On attire votre attention sur le fait que cette série est le fruit d'échanges entre personnes noires et que la décence minimale est d'éviter ici les lectures universalisantes et/ou racistes dans la mesure où les injonctions à la dissimulation ou au silence sont dans nos vies complètement surdéterminées par la suprématie blanche.

jackie Shane

Par Cases Rebelles

Avril 2020

Je me demande bien à quel âge j’ai réalisé qu’il y avait comme une vitre en plexiglas incassable entre moi et ma famille en Guadeloupe. Comme s’ils avaient peur de nous, d’en apprendre plus sur ce qu’étaient nos vies en France. Il semblait vital que, hormis quelques clichés, ils ignorent autant que faire se peut la teneur de nos quotidiens et les émotions qui nous habitaient. Quant à la douleur de grandir loin d’eux, elle était indicible. Mais quand nous étions là-bas ils nourrissaient en permanence la certitude réconfortante que nous étions chez nous, dans l’île et à la maison, et que l’on nous aimait. Et on nous nourrissait aussi, on ne peut pas dire le contraire ! Comme si les plats typiques, locaux, étaient les seules façons d’entretenir l’illusion chez les deux parties que nous étions mêmes, identiques. Ma mère est morte relativement tôt, qui plus est là-bas. J’ai immédiatement compris que j’avais hérité d’un contrat que je n’avais jamais signé. Que mes questions, mes interpellations étaient tout à fait mal venues. Ma mère s’était promise de réussir. Et en conséquence d’assumer seule ses choix malheureux, de demander le moins d’aide possible, d’avaler la violence française et de répéter à qui voulait l’entendre que tout se passait bien. La conséquence c’est que ma famille était entièrement coupée du chaos qui constituait nos existences. Quand ma mère est morte, tout le monde espérait que cela reste ainsi tandis que moi j’ai essayé avec beaucoup de maladresse de renégocier la nature du pacte.

J’ai souvent eu la nette impression que certaines personnes de ma famille souhaitaient que je me taise sur ma vie. Que les milliers de kilomètres qui nous séparent facilitaient leur profond désir que je demeure un secret. Les membres les plus aimant.es m’ont toujours bercée d’un illusoire bon moment, une espèce d’alignement miraculeux des planètes qui m’autoriserait à me dire au monde et au reste de notre immense famille. Sans avoir complètement consulté les oracles, leurs mots, leurs injonctions me permettent largement de comprendre qu’ils.elles envisagent cet alignement favorable pour la Saint-Glinglin ou la semaine des quatre jeudis. Leur demande semble assez claire :  « continue de te taire et de te cacher ».

Mais je ne suis pas la seule à bénéficier de ce traitement spécial. Le cœur de tout cela, ce sont des normes écrasantes et l’enfer d’une surveillance mutuelle épuisante qui détruisent les plus fragiles et les plus marginaux.ales. Trop d’histoires de confinement au domicile parental jusqu’à des âges indécents me viennent à l’esprit. Ou des disparitions définitives, brutales. Tout ça parce que le sacro-saint ordre de la famille refuse qu’on essaie d’être soi-même, que l’on déborde. Tout ça parce qu’il a tôt fait de pathologiser ou d’envisager une énième malédiction. Ce même ordre qui ne cesse pourtant de normaliser ou du moins relativiser quantité de comportements abusifs, destructeurs et répréhensibles qui, contrairement aux nôtres, font clairement des dégâts sur les personnes à l’entour.

L’interdiction radicale de se dire – ce fameux contrat - a laissé ma mère dans une solitude effroyable dans les moments les plus difficiles de sa vie malgré notre immense famille. La contradiction saute aux yeux : le nombre sert pas mal à contraindre, bien moins souvent à aider. Il sert bien plus l’empêchement que la réalisation.

Le piège du contrat c’est qu’il a toujours été signé par un.e autre que vous, avant vous. Parfois des générations avant vous. Quand on descend d’une histoire faites de silences, de mensonges, de dénis et de cachotteries, cet héritage nous intime de poursuivre l’œuvre ; continuer à cacher, mentir, arranger la vérité. Les couches se rajoutent aux couches et l’on perd le sens profond qu’il y a à dire sa vérité.

Je me souviens des séances de questionnement, élucidation, révélation avec ma mère qui a toujours refusé de me mentir. J’étais enfant et je découvrais avec étonnement à quel point le mensonge et les cachotteries structuraient nos relations de famille. Comment nous devenions très vite tou.tes complices à notre insu et sans savoir pourquoi...
Il y a quantité de raisons légitimes pour se taire quand on hérite d’une histoire violente faite d’oppression coloniale et d’esclavage. Surtout s’il s’agit de protéger cette entité saccagée par l’institution esclavagiste qu’est la famille.
Il y a d’innombrables raisons qui dans l’exil poussent à la dissimulation : on ne souhaite pas blesser, inquiéter. On veut, on doit s’en sortir, se débrouiller. Et parfois on galère grave et on en a honte. Alors autant raconter une histoire moins moche.
Or, ces silences et ces mensonges, aussi bien intentionnés soient-ils, construisent des modes d’échange et de communication où la franchise sélective devient la règle. Et ces pratiques se transmettent, s’imposent de générations en générations. Souvent par peur. On a peur de dire à telle personne et on transmet cette peur à nos enfants. Vous finissez par vous dire que si vous dites la vérité, des catastrophes terribles en découleront.
Ces mensonges n’ont rien à voir avec les mensonges que les dominant.es se racontent pour légitimer la colonisation, le capitalisme, etc. Ils ont tout à voir avec la survie. Mais les mensonges des dominé.es pèsent aussi ; et principalement sur des dominé.es. Mobiliser la notion de pudeur, de discrétion, de bon moment pour maintenir les gens dans le secret et dans la dissimulation de ce qu’iels sont, c’est criminel, à plus ou moins courte échéance.

Nous héritons de contrats transgénérationnels que nous n’avons jamais signés. Pourquoi devrions-nous les respecter ? Si votre notion de la tradition intègre le mensonge, que vaut-elle ? Si votre bonheur soucie moins vos proches que le qu’en dira-t-on, quel est le sens de leur amour? Quelle valeur concrète a-t-il? Comment se traduit-il en actces? Des parents de tous horizons arrivent à choisir l’amour. Si les vôtres ne sont pas en mesure de le faire il y a peu de chances que l’attente règle quoi que ce soit. Ça ne signifie pas qu’ils ne pourront pas avancer une fois la vérité dite ; c’est un autre chapitre. Mais est-ce qu'une personne en position dominante va se mettre en situation d’écoute, volontairement, hors de l'instauration du rapport de force ?
Et la vérité fait partie de ce rapport de force.

Michaëla Danjé_Cases Rebelles

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