PERSPECTIVE
Le bon moment : la paix plus que tout. (4/4)
Notre série se termine ici avec le magnifique texte d'une proche de Cases Rebelles qui nous a fait le précieux présent d'accepter de participer à notre conversation collective. Dans ce texte très riche d'Anlu Kom on voit notamment comment le silence et les non-dits sont le fruit des conditions matérielles d'existence, des accidents de la vie et de la nécessité impérative de trouver un peu de paix dans nos quotidiens et nos familles.
On attire votre attention sur le fait que cette série est le fruit d'échanges entre personnes noires et que la décence minimale est d'éviter ici les lectures universalisantes et/ou racistes dans la mesure où les injonctions à la dissimulation ou au silence sont dans nos vies complètement surdéterminées par la suprématie blanche.
Par Cases Rebelles
Avril 2020
Mes parents se sont séparés après avoir été expulsés de notre maison d’enfance. Mon père avait caché le fait de ne pas avoir payé le loyer pendant des mois, jusqu’à ce que tombe la décision de l’huissier, jusqu’à ce que des camions klaxonnent à notre porte, jusqu’à ce que des hommes que je n’avais jamais vu auparavant rassemblent nos meubles, nos effets personnels, nos vies pour les mettre dans ces même camions. Visiblement, il n’avait pas trouvé le bon moment pour aborder ses problèmes d’argent avec ma mère. Le soir, on se couchait aphones et ahuri.e.s dans un nouvel appartement, sans elle. Elle avait préféré rester chez sa soeur ce soir-là et les 2-3 jours qui ont suivi.
Peu de temps après ce basculement, elle a décidé de quitter son pays, sa famille et ses enfants pour l’Europe. Comme bon nombre d’immigrés primo-arrivants, elle a d’abord été hébergée par une amie, la même amie qui l’avait aidée à avoir un visa, ensuite un boulot et plus tard un appartement.
J’étais pratiquement ado quand je l’ai rejointe. A la base, j’étais censée être en vacances. A vrai dire, j’étais en crise : mon corps changeait et dans ma gorge s’entassaient des questions que je n’aurais jamais osées poser à mon père. Tout d’un coup je devais mettre un soutien-gorge en dessous des t-shirts “baggy” qui jadis appartenaient à mes grands frères. Au moins la largeur des pantalons, elle, dissimulait tout soupçon de hanches ou de fesses. J’avais deux sœurs aînées aussi, d’une autre mère. La seule preuve que j’avais de leur existence c’était les habits - les leurs - qu’elles m’envoyaient lorsqu’elles ne rentraient plus dedans. Vintage queen avant l’heure. Bref.
Les retrouvailles avec ma mère étaient intenses. Nous avions toutes les deux si soif l’une de l’autre qu’on ne voulait pas rater une seconde du temps qui nous avait été accordé. Je suis donc finalement restée en Europe moi aussi. Le manque que j’avais eu pendant ces années provoquait comme de fortes envies de proximité, des moments où j’avais envie d’être proche d’elle, et ce indépendamment du contexte. Un peu comme si j’avais envie de lui raconter tout ce qu’elle avait raté durant tout le temps où on était séparées. Un soir, on est rentrées après avoir fêté l’indépendance de notre pays avec d’autres tontons, tantines, cousins, cousines et elle me dit ces mots : “Il y a un moment pour tout, tu ne peux pas me raconter ça quand nous sommes avec d’autres personnes.” Elle avait raison je suppose, mais j’étais déçue qu’elle ne comprenne pas pourquoi j’avais à ce point besoin de lui parler, tout le temps. Tout ça venait d’une enfant qui redoutait un autre chamboulement dans sa vie, une autre séparation, d’autres silences imposés.
Ma mère avait toujours été stricte, ses parents avaient toujours été strictes. Chez nous c’était la Bible qui avait le dernier mot. J’ai vite compris qu’il fallait apprendre à mentir pour avoir une chance d’accéder aux mêmes expériences que celle des autres personnes de mon âge. Je me suis donc habituée à me cacher, à avoir des alibis... comme le soir de ma première cuite où mon frère m’a portée de la voiture de son meilleur ami jusque dans mon lit. Le lendemain, encore sous l’effet de l’alcool, je feignais une fatigue causée par une nuit de sommeil vaguement courte. Les années sont passées et avec elles toujours plus de choses et parfois de personnes à cacher. Mais tant que ma réputation n’était pas remise en cause je me disais que ça allait, je gérais.
En 2011, une année d’insurrection massive dans mon pays, ma mère a été diagnostiquée avec une maladie cérébrale rare qui lui a valu une opération et environ 1 an d’hospitalisation. Apparemment, l’une des conséquences de l’opération était une sensibilité émotionnelle accrue. Soudain, je la voyais pleurer plus que je ne l’avais jamais vue le faire de toute ma vie. L’effacement de la figure parentale autoritaire laissait place à une part de moi que je ne lui avais encore jamais montré. Je restais prudente sur ce que je partageais, car après tout, des années de conditionnement rigoureux ne s’envolaient pas juste en un claquement de doigts, même si ce claquement se faisait dans une chambre d’hôpital. Toutefois, une nouvelle relation était née, moins basée sur les dires de la Bible, plus sur un désir de compréhension timide, maladroit mais réciproque.
Maintes et maintes fois je me suis demandée si cette bouffée d’air frais dans nos rapports allait me pousser à révéler ce qui me terrifiait le plus : le fait que je ne sois pas hétérosexuelle. J’imaginais souvent comment l’échange se serait passé : par quoi je l’introduirais, quels mots j’emploierais pour ne pas l’aliéner davantage? Pansexuelle? Non, trop éloigné, trop intraduisible. Lesbienne? Non, trop chargé, trop tabou. Difficile de trouver le vocabulaire adéquat pour une discussion qui avait le potentiel de provoquer un énième chamboulement dans nos vies. En attendant de trouver les mots et le courage, je me suis rabattue sur la certitude qu’on avait assez traversé de choses comme ça et qu’on méritait un moment de répit avant de recommencer à se débattre dans un océan trouble et tourmenté.
Aujourd’hui ma quête pour une vie dans laquelle je pourrai tout dire à mes parents est loin derrière moi. Je me demande simplement si nous aurons d’autres lendemains, d’autres occasions de nous asseoir dans nos silences respectifs sans que ceux-ci ne paraissent menaçants pour la pérennité de nos liens. Je me suis rendue compte qu’au-delà de la transparence, ce que je souhaitais réellement plus que tout, c’était la paix.
Anlu Kom
* * *