Le bon moment : que s’offre-t-on quand on dit sa vérité? (1/4)

Publié en Catégorie: PERSPECTIVES
PERSPECTIVE

Le bon moment : que s'offre-t-on quand on dit sa vérité? (1/4)

Nous vous proposons une série intitulée "le bon moment" en 4 parties. Cette série est née de la constatation qu'il n'y a peut-être pas forcément de bon moment pour dire les choses difficiles à entendre aux personnes dont l'amour nous importe, notamment à nos familles. Quand doit-on, quand peut-on dire sa vérité? Et quel est le prix du silence ?
On attire votre attention sur le fait que cette série est le fruit d'échanges entre personnes noires et que la décence minimale est d'éviter ici les lectures universalisantes et/ou racistes dans la mesure où les injonctions à la dissimulation ou au silence sont dans nos vies complètement surdéterminées par la suprématie blanche.

Carrie Mae Weems, untitled, from The kitchen table serie, 1990.

Par Cases Rebelles

Avril 2020

J’ai grandi avec la peur de parler, d’annoncer quelque chose. Quelque chose qui risque fort de ne pas ne pas rencontrer l’adhésion. Du moins ce qu’on peut projeter quand on prend des décisions qui autonomisent dans un contexte familial où l’inertie et la soumission au schéma collectif sont des règles. Avec la peur qu’on me parle, aussi. Qu’on m’annonce quelque chose, qu’on me demande des comptes. Petit.es, avec ma sœur et mon frère, mon père nous convoquait littéralement dans son bureau pour « nous parler ». Je me souviens encore de la mollesse des grands coussins du vieux canapé sur lequel il nous faisait asseoir, lui trônant sur une chaise, d’abord occupé à sa table. On attendait dans un certain silence, immobiles et enfin il se tournait vers nous. Les choses étaient toujours évoquées dans le plus grand des calmes mais ce simulacre de palabres avait quelque chose de définitif. Une fenêtre spatio-temporelle qui se refermait rapidement et dont on ignorait le moment de la prochaine apparition. Sauf que de l’autre côté il y avait toujours mon père et son air solennel. On pouvait s’exprimer, on n’était pas forcément entendu.es. Et puis c’était tout. Mon père nous avait « parlé ». On ressortait de la pièce un peu abattu.es, on rangeait notre colère ou notre honte dans une petite poche de notre être. La parole, c’est nous qui devions l’écouter. Écouter, obéir. (Je me suis souvent demandé quelle parodie d’autorité mon père jouait là, à la maison avec nous, tandis que le fait d’être noir l’empêchait d’accéder à un tel pouvoir sur d’autres êtres à l’extérieur.)

Alors longtemps j’ai cru que pour parler à quelqu’un de choses importantes, de ce qu’on a sur le cœur, il fallait y mettre un peu de dramatique. Il fallait aussi attendre que l’autre soit dans « de bonnes dispositions » : de bonne humeur, un jour tranquille, pas d’autre problème (ou pas trop) à l’horizon. Le bon moment ce serait un moment où ce que j’aurais à dire ne viendrait pas troubler le fil de la relation. Autant dire que le bon moment n’arrivait jamais et qu’avec le temps que je mettais – que je mets encore – à dire les choses, les proportions dramatiques s’en trouvent largement augmentées. Et la mécanique est là : avoir peur de dire pour s’empêcher de dire. Si d’ordinaire la parole peut pousser à agir différemment, ici justement on est sûr.e que rien ne bouge. Tout reste figé dans un conservatisme auto-alimenté.
Pour lutter contre la peur de dire, j’ai essayé différentes solutions : écrire des lettres, provoquer des drames pour avoir l’occasion de vider mon sac, tout balancer sans me préoccuper de ce que l’autre traversait à ce moment-là, aborder mille autre sujets histoire de noyer la confidence dans un flot d’informations hétéroclites, ne rien dire finalement. Les résultats allaient de mitigés à catastrophiques. Jusqu’à ce que j’entrevois que le bon moment c’est peut-être le plus tôt possible, le présent, quand les choses sont là. Pour ne pas porter trop longtemps la douleur, le mensonge, le malaise, l’inéluctable. Jusqu’à ce que j’envisage aussi que le bon moment ne serait pas tant l’assurance de ne pas perdre un amour précieux, ou idéalisé, qu’un espace-temps qu’on se serait aménagé, avec l’aide d’éventuels soutiens, pour s’exposer au moins de violence possible face à ce qu’on a à dire ou faire. Ce serait peut-être également choisir de ne pas laisser l’autre, ignorant.e de ce qu’on est, de ce qu’on sait, de ce qu’on sent ou veut, plus longtemps.

J’ai l’impression que le bon moment relève plus de la décision d’agir, qu’il s’agit plus d’humilité et d’amour que de cieux favorables, d’hospices cléments. L’importance du moment de parler réside visiblement aussi dans les promesses de libération qu’il renferme. Que s’offre-t-on, à soi et à celles/ceux qui nous aiment, à celles/ceux qui viendront après?

J’ai repoussé pendant des mois l’annonce à mon père de mon mariage avec une autre femme. Par peur de son incompréhension. J’ai même pensé le lui cacher, complètement. Quand je le lui ai enfin dit, il a justifié sa désapprobation brutale en me reprochant de ne pas l’avoir associé à ma décision (sic). Le problème n’était pas le fond mais que j’avais pris ma décision seule. La question du moment importait peu, mais il s’agissait plutôt du pouvoir sur ma vie que je lui refusais.

Xonanji_Cases Rebelles

* * *

"Le bon moment" : Partie 1 | Partie 2 | Partie 3 | Partie 4