Le bon moment : quand on choisit de renoncer à dire. (2/4)

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PERSPECTIVE

Le bon moment : quand on choisit de renoncer à dire. (2/4)

Nous poursuivons notre série "le bon moment". Voici le deuxième volet de cette réflexion née de la constatation qu'il n'y a peut-être pas forcément de bon moment pour dire les choses difficiles à entendre aux personnes dont l'amour nous importe, notamment nos familles. Ici, on voit comment cette difficulté de dire peut tout contaminer, même les annonces inévitables et comment l'on peut finir par renoncer à dire, à se dire... Temporairement ou à tout jamais ?
On attire votre attention sur le fait que cette série est le fruit d'échanges entre personnes noires et que la décence minimale est d'éviter ici les lectures universalisantes et/ou racistes dans la mesure où les injonctions à la dissimulation ou au silence sont dans nos vies complètement surdéterminées par la suprématie blanche.

Momme, The Notion of family serie, LaToya Ruby Frazier, 2008.

Par Cases Rebelles

Avril 2020

Je me revois à table, les mains armées d’une fourchette et d’une cuillère, le dos droit et les yeux fixés sur le bloc de glace qui baignait dans le saladier. J’attends. Il est midi trente, le soleil incandescent réchauffe le vieux toit en tôle. Tous les fronts sont perlés de fines gouttes de sueur. On est quatre : mon père, ma belle-mère, mon frère et moi. De temps en temps, une légère brise vient s’engouffrer par la porte entrouverte et rafraîchir nos visages absorbés, les uns par le repas et les autres par le journal télé dans la pièce d’à côté. Mon père fait un commentaire. J’attends. J’attends qu’il finisse. J’attends que la chaîne passe la pub. Quand je le regarde, j’essaie de déceler et d’interpréter la moindre expression de son visage. Pourquoi j’attends ainsi? Pour dire quoi? Qu’est-ce que je crains au juste? Ou est-ce que j’espère qu’arrive un moment où il serait plus réceptif? Un moment de détente? Un moment où le sujet serait amené par hasard? Un moment naturel pour dire les choses.

Mon souvenir le plus vif c’est quand un matin, j’ai appris la mort de mon arrière grand-mère maternelle. À midi, assise à cette même table, je n’ai osé le révéler à personne. Je ne sais pas ce que je me suis racontée dans ma tête ce jour-là. J’aurais dû leur dire dès que j’avais appris la nouvelle. L’annoncer à table effectivement aurait pris l’allure d’une notification, d’une simple information, « ah au fait, grand-mère A. est morte ce matin » ; et non de quelque chose d’urgent, d’un impératif très grave. Les en informer après le repas posait la question de pourquoi je ne l’avais pas dit avant. Je ne sais pas si le problème du « bon moment » se pose dans ce genre de cas. Toujours est-il que je ne voulais pas assombrir leur journée. Qu’après tout ce n’était pas leur arrière-grand-mère ; ni mon frère ni ma belle-mère n’avaient de lien avec elle. Quant à mon père, je ne me voyais pas avouer à lui seul ce qu’il se passait, ce que j’étais entrain de traverser. J’étais prise au piège. Ridicule désespoir.

Ma vie entière est jalonnée par des moments comme celui-ci. Attendre, laisser traîner, remettre au lendemain. Encore et encore. Jusqu’à ce que la situation déborde. Jusqu’au dernier moment. Est-ce la honte qui m’empêche de parler? La peur? L’espoir que j’arriverais à régler le problème avant? Je ne pense pas avoir manqué d’espace dans la relation avec mes parents. En tout cas, pas concernant les choses matérielles. Ils m’ont toujours dit qu’il valait mieux que je fasse appel à eux plutôt qu’à d’autres personnes. Que, eux deux, ne me jugeraient jamais. Qu’ils seraient toujours là pour moi. Alors d’où vient cette aversion pour le fait de dire les choses simplement? Spontanément?

Aujourd’hui, le plus grand secret de ma vie reste sûrement mon homosexualité. Toute une partie de moi, de mon vécu, tue honteusement. Selon moi pour ce qui est de ma mère, ça pourrait être LA grosse faille qui irait ébranler notre fragile lien. Un lien dont je ne connais pas exactement l’inconditionnalité. Un lien d’amour et de respect mutuel mais serait-ce suffisant? Serait-ce suffisant pour me garantir que je ne la perdrais pas? Qu’elle ne me regarderait pas autrement? Pire, serait-ce suffisant pour qu’elle surmonte sa déception?

La vérité c’est que j’ai peur de la décevoir. Ne plus pouvoir la regarder dans les yeux. Je n’ai pas honte de ce que je suis. Mais je sais que, elle, elle aurait honte. Elle aurait honte de le dire aux autres membres de la famille, elle le cacherait et me demanderait sûrement d’en faire autant. Je ne suis pas prête à subir ce choc, à avoir honte et à être déçue aussi de cette mère que j’ai appris à aimer et à pardonner sans condition. Je ne veux pas perdre son estime de moi, tout autant que je ne veux pas risquer de perdre l’estime que j’ai pour elle. Tout mon équilibre s’est construit autour de la conviction que l’amour qu’on a l’une pour l’autre dépasserait toutes les frontières existentielles. Rompre avec ce fantasme et reconsidérer son amour entraîneraient la dislocation, l’explosion de toute mon existence. Je suis consciente de la paradoxalité de mes propos mais pour l’instant à peser le pour et le contre, je choisis de négocier et de trafiquer une partie de mon identité pour préserver l’illusoire indestructibilité de nos projections mutuelles. Peu importe ce que ça peut me coûter. Et ce, même si je sais que malgré tout, jamais je ne perdrais son amour.

Ghost Paradox_Cases Rebelles

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