À la recherche de l’Underground

Publié en Catégorie: AMERIQUES, PERSPECTIVES

Autour de l’Underground Railroad
fugitive slaves 1862

Cela se déroula, selon les personnes les mieux informées, vers 1831. Un fugitif du nom de Tice Davids traversa la rivière à Ripley (Ohio). (…) Il s’était enfui de chez son maître dans le Kentucky, lequel le poursuivait à la trace si bien que Tice Davids n’eut d’autre alternative, arrivé au bord de la rivière, que de la traverser à la nage. Son maître mit quelques instants à chercher une embarcation, en ne perdant pas son esclave de vue, qui s’agitait dans les eaux. Il le garda en vue pendant toute la traversée et bientôt son embarcation le rattrapa. Il vit Tice Davids patauger dans l’eau jusqu’au rivage puis ne le revit plus jamais. Il chercha partout, il demanda tout autour de lui… Décontenancé et frustré, il retourna dans le Kentucky. Incrédule, il donna la seule explication possible pour un homme sain d’esprit « Il a dû emprunter une route souterraine » déclara-t-il en secouant la tête ».1

La légende veut que c’est ainsi que le réseau qui aida des milliers d’esclaves à fuir l’institution esclavagiste aux États-Unis fut baptisé Underground Railroad. Underground comme souterrain mais aussi comme clandestin. Son histoire fantastique a habité l’esprit de tout un peuple indélébilement marqué du sceau de la suprématie blanche. À travers des noms au pouvoir magique comme celui d’Harriet Tubman, il représente une part précieuse des luttes d’émancipation noires américaines  tout en entretenant la flamme, face à la domination raciale persistante, de rêves persistant d’évasion. Pourtant la figure révolutionnaire de Tubman est aujourd’hui menacée de devenir un emblème du capitalisme et d’être imprimée sur un billet ; énième tentative de récupération et de sabotage du mystère et la complexité de l’Underground. De fait, le pouvoir blanc n’a jamais eu de cesse  de neutraliser les potentiels de cet héritage subversif, à coups de brouillages et de falsifications. Dans un tel contexte, que  nous dit la toute récente série Underground ? Que veut-elle dire des luttes passées, présentes et futures ?  Et pourquoi dans tout cela nous semble-t-il important de se ressaisir du travail dense d’historiographie de William Still, pilier du réseau ?

Les êtres qui héritent de l’attentat esclavagiste cultivent des liens intimes avec l’underground qui vont bien au-delà de la nostalgie et du sens qu’il prend quand il désigne une avant-garde branchée. Ces liens esquissent çà et là les contours d’un anarchisme noir, urgent et viscéral.  Nous verrons notamment comment la littérature afro-américaine porte ce continuum de désirs de se soustraire à un régime épuisant de surveillance et d’agressions. Un régime d’injonctions à la discrétion ou à la négritude spectaculaire. Un régime qui empoisonne, traque, enferme et tue toujours la population noire. Mais où échapper aujourd’hui ? Où se mettre hors de portée à l’ère d’internet, des drones, de l’autopromotion globalisée et de la visibilité posée comme un enjeu de lutte ? Où Black Moses mènerait-elle son peuple à l’ère des lynchages légaux filmés et diffusés en boucle sur le web ?

« L’icône la plus malléable de l’Amérique » ?

HarrietTubmanEn 2016, suite à une campagne active du groupe Women on 20’s, l’administration Obama annonçait que Harriet Tubman, figure légendaire de l’Underground Railroad, remplacerait sur les billets de 20$ le président Andrew Jackson, génocidaire et esclavagiste notoire. C’était là une forme d’apothéose dans l’appropriation publique et récurrente de celle que l’historien Milton C. Sernett a nommé l’ «icône la plus malléable d’Amérique ».2 À l’âge du Black Lives Matter et de l’inutilité consommée de Barack Obama (pour qui avait pu en attendre quelque chose) cette consécration était largement déplacée.

Tubman est née esclave en 1822 dans le Maryland et s’est échappée en 1849. Après avoir atteint Philadelphie et la liberté, elle a rejoint l’Underground Railroad et a effectué une trentaine de missions permettant à près de 70 esclaves de trouver la liberté. Elle fut surnommée Moses of her people (la Moïse de son peuple). Pendant la Guerre de Sécession, elle a servi l’armée de l’Union comme éclaireuse, espionne ou encore infirmière. Elle a milité également activement pour les droits des femmes, notamment celui de voter.

Il est éthiquement inacceptable d’associer à l’argent et au capitalisme celle qui a combattu l’entreprise à la base de la toute-puissance économique américaine : l’esclavage. C’est une distorsion malhonnête et dangereuse de son héritage.

Le problème n’était pas que nous n’ayons pas été estimé à notre juste valeur mais qu’on nous ait fixé une valeur. Nous avions un prix. Chaque moment d’estimation est un moment de dégradation. Fred Moten3

Il est de surcroît révisionniste d’en faire une « vraie héroïne américaine » aux côtés de Pères fondateurs bien souvent esclavagistes ou mollement abolitionnistes. Et puis, Andrew Jackson ne va pas disparaître du billet : il sera au verso, scellant ainsi l’alliance improbable entre le propriétaire d’esclaves et l’émancipatrice.

Si Harriet Tubman est si vulnérable à la mythification, ce n’est pas parce qu’elle serait intrinsèquement « malléable ». Mais c’est bien parce qu’il n’a jamais été question de laisser libre une figure aussi complexe et subversive ; c’est-à-dire à la portée politique des noirEs. Et ce travail de sape a commencé dès son enterrement.

En 2008, Hillary Clinton, candidate malheureuse face à Obama à la course pour l’investiture démocrate, inventait cette fausse citation lors d’un discours prononcé devant la Convention du parti :

Si vous entendez les chiens, continuez. Si dans les bois vous apercevez les torches, continuez. S’il y a des cris derrière vous, continuez. Ne vous arrêtez jamais. Continuez. Si vous voulez goûter à la liberté, continuez .4

Dans cette même course à l’investiture, Robin Morgan, figure du féminisme radical blanc de la fin des années 60, sommait ainsi les femmes qui rechignaient à soutenir Clinton :

Quand on lui demandait comment elle avait réussi à sauver des centaines d’afro-américainEs réduitEs en esclavage pendant la Guerre de Sécession par le biais de l’Underground Railroad, elle répondait amèrement : j’aurais pu en sauver des milliers – si seulement ils avaient su qu’ils étaient esclaves.5

Cette citation devenue virale est également fausse. D’un maternalisme abject elle prend sa source, comme l’explique l’historien W. Caleb McDaniel6, dans la propagande esclavagiste du consentement tacite des esclaves à leur servitude. Ici comme souvent, Tubman est instrumentalisée pour juger d’autres noirEs, voire la communauté dans son ensemble. D’ailleurs c’est aussi le projet du billet brandi à la face de toute la pauvreté afro-américaine.

Maquette de billet de 20$ Pour Women on 20’s et leur effroyable slogan « La place d’une femme est sur un billet » , pour Clinton ou Morgan, embarquer Harriet Tubman dans le féminisme blanc capitaliste procède d’un refus intentionnel de toute intersectionnalité alors que Tubman était une femme noire, handie, pauvre, etc. En ligne on trouve même des textes qui louent son conservatisme puisqu’elle était républicaine, profondément croyante et portait une arme : on est là en plein territoire de trolling et d’interprétations anachroniques outrancières.

D’un point de vue des faits, nombre d’historiens effectuent – un peu en vain –  un travail régulier de rectification face aux nombreuses contre-vérités qui circulent. À l’âge des mèmes et des copier-coller, comment est-t-il possible de faire entendre que Tubman n’a jamais sauvé 300 esclaves ? Sa vie réelle n’est-elle pas suffisamment exceptionnelle pour qu’on fasse le choix du spectaculaire et de la falsification ? Tubman est ainsi volontairement isolée par cette surenchère. Les représentations tronquées confortent également le mythe de la « superwoman »7 , de la femme noire forte. La diversité des résistances, l’énergie collective du réseau Underground Railroad, le courage qu’il fallait aux esclaves pour fuir, tout cela est effacé par une narration de leadership et de flamboyance « larger than life ».

Cette déformation de l’individue et de ses choix politiques facilite l’appropriation lénifiante, universalisante dont sont victimes de nombreuses figures noires, « malléables » quelle que soit leur radicalité. Cette entreprise obstinée est une forme de négrophobie parmi les plus vicieuses. Elle a pour but au final, de nous éloigner de notre propre histoire par un éclairage éblouissant, nous empêchant de nous en saisir. Ici, il s’agit de désamorcer l’héritage révolutionnaire de mouvements clandestins opposés à l’État. À la place on nous propose une authentique héroïne américaine, pionnière, conquérante, fusil à la main, trônant sur un billet alors qu’on refuse obstinément d’accorder des Réparations à ses descendant.es.

De l’Underground à la lumière

UndergoundSerieMais on n’en avait pas fini avec le feu des projecteurs. En 2016 était annoncée une série sur l’Underground Railroad, et dans de telles conditions on était en droit d’avoir autant de curiosité que de craintes. Voici l’extrait d’une interview des deux créateurs :

MISHA : Ma soeur m’a dit “Tu devrais faire une série sur l’Underground Railroad.” Et moi, j’ai dit “Tu sais ce qui ferait un bon titre? Underground.”  J’ai commencé à faire quelques recherches et je me suis dit, c’est un chapitre énorme et épique de l’histoire américaine et j’aimerais m’y attaquer avec l’aide d’une autre personne et la première personne à laquelle j’ai pensé, c’est Joe. C’était juste après la fin de Heroes donc je suis allé le voir et lui ai dit, on devrait faire une série sur l’Underground Railroad.
JOE : Et je me disais, oh quelqu’un a déjà dû le faire parce que c’est une histoire tellement cool. Et depuis j’étais genre, oh, quelqu’un doit déjà l’avoir fait, parce que c’est une histoire si cool. Et on était étonnés que personne ne l’ait fait. On a creusé et on a trouvé que la réalité était encore plus étrange qu’aucune fiction qu’on avait jamais lue.8

Diffusée sur la chaîne WGN America9 , la série commence avec l’évasion d’un groupe d’esclaves d’une plantation de Macon (Géorgie) à la fin des années 1850.  Malgré les déclarations ambiguës de ses créateurs (une femme noire et un homme blanc) leur travail n’a rien de pionnier : outre les documentaires plusieurs productions existent, comme la série A Woman called Moses (1978) ou le téléfilm Race to Freedom (1994). Mais rassurez-vous, on est toujours dans la fantaisie niveau historique : Orson Welles, narrateur de la série, s’enthousiasme sur les 300 esclaves libéréEs par la Moïse noire ; dans le téléfilm elle va jusqu’en Ohio libérer des esclaves…

Henry “Box” Brown dessiné par Kent Barton
Henry “Box” Brown dessiné par Kent Barton

Pour ce qui est des stratégies de disparition, d’évasion, la série est plutôt intéressante. Largement nourrie de slave narratives 10 et de l’historiographie sur l’Underground Railroad, elle figure à maintes reprises et avec force détails comment dissimulation et confinement ont pu sauver les corps noirs : dans une caisse, au coin d’une pièce, sous une branche, dans un panier, sous terre, dans un tunnel ou véritablement enterré. Elle montre aussi comment tout ce qui s’organise dans un monde parallèle aux maîtres, quelle qu’en soit l’envergure – une évasion collective, une clé cachée, du langage codé, la bêtise feinte – participe de l’underground.

Mais comme le laissait craindre l’échange traduit plus haut,  Underground est aussi et surtout une production obsédée par le potentiel de ressorts dramatiques et spectaculaires dans la situation d’esclavage ; cette « histoire si cool »…  Le résultat, faisant l’économie de la subtilité et de la vraisemblance cinématographique, est à la hauteur de l’absence d’interrogations éthiques que trahit cette sortie.  Quant à la narration, clipesque et saturée du lieu commun de noirEs qui courent, elle est finalement d’un classicisme effarant, aggravé par une bande-son racoleuse, Kanye West ou La Femme à plein volume, signe de l’influence néfaste de Baz Luhrman. La réalité de l’Underground Railroad en tant que réseau informel et complexe ne peut donc pas vraiment prendre sa place ; mais est-ce vraiment le sujet ?

À la croisée de multiples genres dont elle devrait se tenir radicalement éloignée, la série Underground verse aussi souvent dans le western le plus conservateur : on tire moult coups de feu, il y a des bagarres, du sexe, des bandes menées par des figures charismatiques, un chasseur de prime solitaire, une angélique héroïne blanche, etc. Forme et codes du western conviennent à merveille puisque dans sa version classique, c’est le genre cinématographique populaire, raciste et mensonger par excellence, et qu’il a largement participé à façonner le récit national étasunien.

Et Green et Pokaski adorent les arrangements avec l’histoire. La présence de Patty Cannon11 en est la preuve. Cette célébrité du « reverse underground railroad » (le kidnapping au Nord de noirEs libres et d’esclaves fugitifs pour leur revente dans le Sud) fut arrêtée, jugée et exécutée quand Tubman n’était qu’une enfant. Mais dans la série elle est bien vivante et rêve de capturer l’icône de l’Underground Railroad. Cet exemple n’est pas le seul. Que dire encore du fait que les premiers épisodes incluent des scènes où des blancs (un maître et un abolitionniste) se font fouetter par des noir.e.s. Qu’est-ce que cette inversion irresponsable et malsaine dit du projet de la série ?

Alors, faut-il se satisfaire d’Underground  sous prétexte que l’existence de la série est préférable à l’absence de toute représentation ? On trouve en ligne peu d’articles sur Underground et ils ne sont jamais critiques. Sur le site Black perspectives de l’AAIHS qu’on apprécie habituellement, on trouve un texte assez plat intimant aux universitaires de promouvoir la série et de réserver les analyses approfondies au cercle des spécialistes. Comme si l’esprit critique devait rester underground, et qu’il fallait continuer à raconter n’importe quoi au grand public.

William Still : une historiographie underground

The right was not to know what the left hand was doing.12
(que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta main droite)

WilliamStill_1Pourtant une histoire de l’Underground Railroad aussi dense, mystérieuse, tumultueuse que le réseau a été écrite. L’auteur c’est celui que l’on nomme – à tort – le père de l’Undergound Railroad : William Still. Présent au début de la série – en version romancée bien sûr – il est vite évincé par des personnages plus archétypaux. Ce militant actif consignait des informations sur les évadéEs, les membres du réseau, leurs activités, une tâche particulièrement risquée pour lui et toutes les personnes impliquées. À un moment, il protégeait d’ailleurs ses registres en les cachant « chaque nuit dans la tombe d’un cimetière »13

Né libre en 1821, membre de la Société contre l’esclavage de Philadelphie, Still était devenu vers 1840 une figure centrale du réseau « souterrain ». Il aida parfois jusqu’à 60 esclaves par mois ; sa propre maison était une station. Philadelphie était à l’époque un foyer de résistance abolitionniste historique. Dans cette grande ville de Pennsylvanie, à la frontière avec le Maryland esclavagiste, la synergie entre deux communautés, les noirs libres et les Quakers (abolitionnistes convaincus depuis le milieu du 18ème) donnera naissance à l’Underground Railroad.

À l’intérieur du réseau, constitué au début du 19ème siècle et actif jusqu’en 1865, fin de la Guerre de Sécession, les membres communiquaient à l’aide d’un langage codé. Les esclaves fugitifs étaient des « passagers », « cargaison », « colis » et « fret ». Ils étaient aidés dans leur fuite par des “chefs de gares »  situés dans des terminaux (villes) où ils trouvaient un refuge temporaire dans des stations ou gares (maisons) avant de repartir. Le détour, la dissimulation se manifestait aussi à travers des chants religieux, dont les paroles recelaient un sens indiscernable pour le maître. Elles pouvaient fournir des indices sur une évasion imminente, ou encore évoquer une carte pour un itinéraire de fuite. Ainsi dans les paroles du Negro Spiritual « Swing low, Sweet chariot » par exemple, la rivière Jourdain évoquait la rivière Ohio, au nord de laquelle les esclaves trouvaient la liberté, guidéEs par les chefs de gare du réseau : «I looked over Jordan and what did I see ? A band of angels coming after me ».

Journal C of station o.2 of the underground railroad, agent william still

Dans son historiographie, Still s’est appliqué à répertorier, consigner les noms, origines, caractéristiques et particularités physiques des fugitifVEs aidéEs par le réseau et arrivéEs en territoire libre. Il conservait même des affiches offrant des récompenses : il y voyait des sources d’informations essentielles sur l’apparence, l’identité des fugitifVEs. Son travail actif de documentation était pragmatique ; il fallait lutter contre la dislocation impitoyable des familles noires par l’esclavage. Les évasions qui exigeaient de la discrétion et des changements d’identité amenaient aussi leur lot de séparations brutales et irrémédiables.

Still avait été personnellement frappé lorsqu’il s’était retrouvé face à un homme nommé Peter qui recherchait sa mère et le reste de sa famille. En l’écoutant Still, stupéfait, comprit que l‘homme était son frère aîné, l’un des deux enfants que sa mère avait dû abandonner en fuyant elle-même presque 40 années auparavant.

Après l’abolition, en 1872, William Still publia donc The Underground Railroad, à partir de lettres, témoignages, extrait d’articles de journaux qu’il avait sauvegardés au fil des années. Il manque seulement une partie de ses registres, détruits à un moment particulièrement risqué, de peur qu’ils ne servent contre d’anciens esclaves. Au total, l’ouvrage publié contient l’histoire de 649 esclaves qui ont pu rejoindre le Nord et le Canada. Il lègue une œuvre de réparation capitale et aujourd’hui encore, des gens se servent du travail de Still pour essayer de retracer leur généalogie, et se reconnecter.

Rêveries souterraines

Invisible Man Retreat, Harlem, New York, 1952

Il enduisit de colle toutes les parois terreuses de la grotte et les recouvrit de billets verts ; quand il eut fini les murs flamboyaient d’un feu vert-jaune. Oui, cette pièce serait son repaire ; entre lui et le monde qui l’avait stigmatisé, décrété coupable, il y aurait ce symbole ironique.
Il n’avait pas volé l’argent ; il l’avait simplement ramassé, exactement comme on ramasse du bois mort dans une forêt. Et c’était maintenant ainsi que lui apparaissait le monde de dessus terre : comme une forêt sauvage, qu’emplissait la mort.14

Après la défaite du Sud et l’abolition formelle de l’esclavage la domination raciale a pris d’autres formes, persistant jusqu’à nos jours. La prégnance du topos réel et symbolique de l’underground dans les formes d’expression afro-américaine dessine depuis une filiation fascinante des cultures de résistance, des slaves narratives aux récits modernes d’échappée et de révolte contre la suprématie blanche.

Richard Wright en est un des porteurs. Dans Big Boy Leaves Home15 le jeune héros se terre dans un four creusé dans le sol pour échapper au lynchage, autrement inévitable. De sa cachette il entend la meute s’emparer du compagnon avec qui il devait s’enfuir. Le four sera l’espace transitionnel dans lequel l’enfant est expressément contraint de devenir adulte pour survivre.

La suspension qu’est l’underground permet de prendre la mesure de la violence constante de l’oppression raciale à laquelle les personnages sont exposés en tant normal. Dans The Man Who Lived Underground 16 , Fred Daniels, injustement accusé du meurtre d’une femme blanche, trouve refuge dans les égouts de la ville pour échapper cette fois au lynchage des forces légales. Ironiquement, du monde souterrain, Daniel surplombe le monde de la surface dont il perçoit toute la facticité, la vacuité. Mais dans cette échappée solo il oubliera jusqu’à son nom et le pouvoir blanc aura quand même sa peau. L’underground a donc ses limites ; et peut-on s’extraire seul de la situation d‘oppression ? A-t-on le droit d’y abandonner celles et ceux qu’on aime ? Ces questions fondamentales font certes écho aux dilemmes de Wright, exilé à Paris à partir de 1946, mais aussi et surtout à ceux des esclaves qui étaient bien souvent contraints, comme la mère de William Still, d’abandonner des êtres aimés dans la fuite. Avec The Outsider17, Wright pousse cette réflexion jusqu’aux limites de la morale. À la faveur d’un accident de métro Cross Damon vole l’identité d’un mort ; il fuit ses responsabilités, ses dettes et abandonne sa femme, ses enfants, sa maîtresse enceinte pour tout recommencer. La fuite est coupable. Le système l’est plus encore. Est-il alors indécent de rêver de renaître ? Le classique Invisible Man18 de Ralph Ellison, inspiré de The Man Who Lived Underground, fait de la cave un espace de répit. Le narrateur retrace sa vie de sa jeunesse dans le Sud à son arrivée à Harlem. Il réalise avoir toujours été assigné à une existence fantomatique, la disparition physique s’étant produite finalement bien avant la fuite sous terre. Il dit cette invisibilité paradoxale dans la société blanche, résultante de la tension entre l’hypervisibilité de la masculinité noire et l’effacement opéré par le racisme. Mais le livre dit aussi comment la tentation de la fuite peut répondre aux manques de perspectives politiques collectives. Critique du Parti communiste et de son antiracisme de façade, mais aussi mouvements nationalistes noirs, le narrateur se retrouve dans les « limbes », forcé de (ré)inventer la forme que prendra sa lutte et son existence.

Photo d'identité judiciaire d'Assata Shakur

Cette forme, on peut penser qu’Assata Shakur l’a trouvée. Son autobiographie est traversée par une réflexion sur le monde de la surface et celui d’en-dessous, comment ils se croisent, et comment on s’échappe. L’ancienne membre du Black Panther Party et de la Black Liberation Army se définit elle-même comme une esclave en fuite19 Avant de disparaître dans la clandestinité, elle participait au « railroad », un réseau de soutien pour épauler sœurs et frères d’armes fuyant la police.

Jazz (1992), le sixième roman de Toni Morrison trace une autre échappée au féminin, fictionnelle celle-là, à travers le personnage de Wild qui vit dans une grotte, en rupture avec le reste du monde, après la Guerre de Sécession. En 2016, Colson Whitehead avec l’uchronie Underground Railroad tentait de boucler la boucle en représentant un véritable chemin de fer souterrain emprunté par la jeune Cora. Là, le trajet joue un rôle de dévoilement, la progression du train à travers le pays écornant le mythe du progrès et d’une vision téléologique de l’histoire. Tout en montrant la violence constitutive de l’esclavage, il en souligne les conséquences contemporaines.

Damn I wish the governement didn’t have my real name20

Du free jazz au hip-hop les musiques noires sont largement traversées par le concept et son utopie21 : noms d’album, de groupe, champs lexicaux, etc. Nous n’avons pas l’espace ici pour décortiquer le sujet mais arrêtons-nous sur le fascinant collectif Underground Resistance. Detroit, la plus grande ville du Michigan était à l’époque de l’Underground Railroad le dernier arrêt avant la frontière pour le Canada. Or, c’est là qu’est né, à la fin des années 80, ce collectif pionnier de la techno, qui a tenté de faire une musique politique et inspirante pour la jeunesse noire, tout en restant à distance de l’industrie musicale, la marchandisation, la starification et la négritude spectaculaire. Seule la musique devait rester et « Mad » Mike Banks, pilier et co-fondateur, refuse jusqu’à aujourd’hui de montrer son visage. UR c’est une révolution sonique, jaillie d’une ville profondément noire qu’on a maintes fois essayé d’enterrer vivante.

L’underground, la cale et l’anarchie ?

Ce qui est en jeu, c’est le mouvement fugitif dans et hors du cadre, des barreaux, ou de n’importe quelle logique sociale imposée de l’extérieur – un mouvement d’évasion, le mouvement furtif de ce qui est volé – mouvement inhérent à tous les espaces clos – dont on peut dire qu’il brise tous les enclos. Ce mouvement fugitif est de la vie volée, et son rapport à la loi ne se réduit ni à une simple interdiction, ni à une simple transgression. Une partie de ce qui peut être atteint dans cette zone inaccessible, où ceux qui sont particulièrement vulnérables ont été relégués, cette zone qu’ils occupent mais ne peuvent pas (et refusent de) posséder, c’est une idée de la loi fugitive du mouvement qui rend la vie sociale noire ingouvernable .22

Aujourd’hui, les États-Unis enferment en masse. Le pays fournit inlassablement des vidéos de lynchages légaux de ses sujets noirs à l’ogre d’internet. Il montre de nombreux stigmates de radicalisation fasciste. Mais l’Amérique noire réagit, s’organise dans une diversité de mouvements qui clament la valeur des vies noires, dans des espaces virtuels et dans le réel. L’Amérique noire, sculptée par le feu urgent d’un régime d’oppression ininterrompu, apporte aussi inlassablement au patrimoine de la pensée subversive née du chaos de la cale. Parce que ne nous trompons pas : c’est là le premier underground. Et c’est là qu’il faut se tenir selon des penseurs précieux comme Frank Wilderson III, Saidiya Hartman ou Jared Sexton.

Qu’est ce que ça signifie ?

Plus tôt l’Amérique noire en particulier commencera à comprendre notre position en tant qu’élément intrinsèquement anarchique des États-Unis, plus nous serons en mesure de nous organiser avec réalisme. Au-delà de l’appellation incorrecte de « chaos », les éléments qui nous rendent tels sont les outils mêmes que nous devrions utiliser pour réaliser notre libération. Cette maison en feu ne peut pas être réformée pour nous inclure convenablement, pas plus que nous devrions vouloir partager une mort douloureuse en périssant dans les flammes. Une société meilleure doit être écrite de nos déterminations inaliénables, et cela n’arrivera que lorsque nous nous rendrons compte que nous tenons la plume.23

Qu’il naisse des impasses politiques ou des projets révolutionnaires l’underground a tout d’une reconnexion avec l’anarchisme intrinsèque à la condition noire aux États-Unis, l’inhérente ingouvernabilité de la vie sociale noire. Parce que depuis la cale, les noirs américains vivent sous un régime scopique oppressant, dégradant et mortifère. Parce qu’au sortir de la cale était l’auction block, un espace d’exposition et de vente. Comprendre donc ce qui s’est passé dans la cale, s’y tenir, implique de faire avec l’underground et de faire le deuil des rêves d’intégration, de normalisation. Il ne s’agit pas de prophétiser ici une grande révolution noire qui sauvera l’Amérique mais de dire ceci : l’underground noir né de la cale habite et nourrit inlassablement les pensées subversives et révolutionnaires au niveau mondial, qu’il s’agisse d’Ida B. Wells, Edouard Glissant, « Mad »Mike Banks, Claudia Jones. Et cette pensée, née de réalités concrètes, de traumas, de sueur, de sang  et de larmes, vient à son tour nourrir de l’action. Mais il ne s’agit pas d’idéaliser l’underground, d’en faire une utopie, mais il y a des impasses radicales dans le militantisme qui se fixent comme objectif la visibilité et la représentation. Tout.es les noir.es ne veulent ni ne peuvent être visibles. Toutes les Beyoncé et les Obama du monde ne sauveront pas les noir.es24 et la suprématie blanche n’a jamais éprouvé  de difficulté à regarder et applaudir les plus divertissant.es d’entre nous ; cela n’a jamais modifié nos situations de vie concrètes en tant que peuples noirs.

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Ici les noirEs disent souvent « on n’est pas visibles», y a toujours cette question mais c’est très noir francophone ; c’est qu’on ne sait pas habiter notre invisibilité.25

(…) l’énergie exigée pour être présent, pour réagir, pour s’affirmer s’accompagne d’une déception viscérale : déception dans la mesure où toute la visibilité du monde ne changera pas la manière dont on est perçue.26

Avec l’énergie fiévreuse de l’essai cinématographique d’Arthur Jafa Les rêves sont plus froids que la mort, avec Frank Wilderson ou Saidiyah Hartman, il faut continuer à penser à partir de la cale, de l’underground. Créer du répit et des voies d’évasion qui secoueront l’ordre – ne serait-ce que temporairement, ne serait-ce que par des absences et des disparitions.

Le 13 mai 1985, à Philadelphie, centre névralgique de l’Undergound Railroad, la police de l’état de Pennsylvanie bombardait les lieux de vie en communauté de l’organisation MOVE 27 Onze personnes dont cinq enfants périrent dans les flammes et Ramona Africa, l’une des deux survivantes, affirme que la police tirait sur ceux qui tentaient de s’échapper. Soixante et une maisons furent détruites et deux cent cinquante personnes restèrent sans domicile. Voilà sans doute un événement qui dit bien la haine séculaire du pouvoir blanc pour l’underground noir.

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Cases Rebelles (Décembre 2017 )

  1. Henrietta Buckmaster, Let My People Go: The Story of the Underground Railroad and the Growth of the Abolition Movement, 1992. []
  2. Milton C. Sernett, Harriet Tubman : Myth, memory and history, 2007. []
  3.  « Black and blur : Fred Moten in conversation with Arthur Jafa », CUNY Graduate Center, 11 décembre 2017. []
  4. Convention Nationale des Démocrates, Denver, 26 août 2008. []
  5. Robin Morgan, « Good bye to all that #2 », 14 février 2008. []
  6. W. Caleb McDaniel, « The Dangers of a Fake Tubman Quote », 22 mars 2016. []
  7. Voir Michelle Wallace, Black Macho and the Myth of the Superwoman, 1979. []
  8. « ‘Underground’ Creators Misha Green and Joe Pokaski on Their Bold First Season », flavorwire.com, 11 mai 2016. []
  9. Sur WGN America dès 2016, et sur France Ô en 2017. []
  10. Récits d’esclaves []
  11.  Une des chefs du gang Cannon-Johnson du Maryland-Delaware []
  12. William Still citant la Bible (Mathieu 6 :3). []
  13. Spencer Grew, dans le documentaire « Underground Railroad: The William Still Story », PBS, 2012. []
  14. Richard Wright, The Man Who Lived Underground, 1942. []
  15.  Richard Wright, Big Boy Leaves Home, 1938. []
  16. Richard Wright, The Man Who Lived Underground, 1942. []
  17. Richard Wright, The outsider, 1953. []
  18. Ralph Ellison, Invisible Man, 1952. []
  19. « I am a 20th century escaped slave »,  lettre d’Assata Shakur, publiée le 30 décembre 2014. []
  20. « Merde, si seulement le gouvernement n’avait pas mon vrai nom », Sadat X dans le morceau« The Time is running out », Brand Nubian, 1998. []
  21. En anglais, on peut lire The Hip-Hop Underground and African American Culture: Beneath the Surface de James Braxton Peterson. []
  22. Fred Moten, « The Case of Blackness », Criticism, Volume 50, Number 2, Spring 2008. []
  23. William C. Anderson, Zoe Samudzi, « The Anarchism of Blackness », Roar Issue #5 : Not This Time!, Spring 2017. []
  24. Cet article qui montre comment Big Freedia artiste noire et queer est à la fois utilisée et effacée, rendue fantomatique, par Beyoncé et Drake est à ce titre très pertinent. []
  25. Nathalie Etoké dans « Corps, regards et représentations avec Nathalie Etoké », cases-rebelles.org, mai 2015. []
  26. Claudia Rankine, Citizen : an American lyric, 2014. []
  27. À plusieurs niveaux idéologiques et pratiques, MOVE pouvait être qualifiée d’organisation d’anarchiste. Mais il y aurait beaucoup à dire sur son fonctionnement global. []