Dans le cabinet chaleureux où elle accueille ses patient⋅es, Frantz Fanon est en bonne place. Il n’est cependant pas le seul indice qui permette de comprendre rapidement qu'Hagere MOGAADI entend proposer une pratique psychanalytique résolument inscrite dans les luttes émancipatrices de notre époque, la conscience des dominations systémiques et les réalités historiques coloniales du territoire français. La psy qui cause, son alias sur internet, se tient là où s’élaborent des sentiers analytiques de traverse, nécessaires et salvateurs.
Comment aborder la questions du deuil, des deuils quand un·e proche meurt de manière brutale du fait de la violence d’État ?
Je pense que se pose la question d’un double deuil. Il y a le deuil de la personne physique connue, aimée et chérie par les proches et le deuil de la représentation de cette personne à travers le traitement médiatique ou ce que les institutions tentent de laisser entendre sur les circonstances de la mort, avec tout ce que l’on connaît comme tentatives de salir la personne lors de son décès pour justifier sa mort.
Et je dirais même qu’il y a un troisième deuil : c’est le deuil de l’enfant en nous qui croit en une justice, qui croit en quelque chose de l’ordre d’un monde juste, d’une réalité sécure où potentiellement, à un moment ou à un autre, ceux/celles qui font mal les choses sont puni·e·s et les « bonnes personnes », celles qui sont dans leur bon droit, sont protégées.
Il y a donc le deuil de la personne à gérer, qui est déjà traumatique ; il y a le deuil qui est fait sur la représentation fantasmée, par les proches de la personne ; et il y a le deuil de ce que les institutions pouvaient représenter, d’autant plus que même si en tant qu’enfants d’immigré·e·s on sait que les institutions, la justice, la police sont d’une grande violence, il y a le truc des parents qui viennent de pays colonisés, qui ont en tête dans leur représentation, dans leur imaginaire « le blanc fera bien les choses, il faut obéir au blanc », le blanc représente une forme de maître plus ou moins juste qui du moins respecte un droit. Il y a une projection dans ce rapport hiérarchique qui est de l’ordre de « quand on fait bien, les choses vont bien se passer ». Et c’est ce qui est encore plus difficile quand on constate la manière dont sont traitées ces affaires.
Pour le deuil en lui-même, je pense que, déjà, le fait d’être regroupé·e·s en communautés — ce que les gens appellent à tort le communautarisme, parce qu’il n’y a rien de malsain dans le fait de vouloir être entouré·e·s de personnes auxquelles on peut s’identifier de manière positive — l’aspect contenant du groupe est nécessaire dans ces moments de deuil, déjà.
Ensuite, il y a le temps. Il y a le fait de se couper. J’invite beaucoup mes patient·e·s qui sont militant·e·s à se couper pendant un moment de tout ce qui est médias. C’est une double violence ; la perte et la réédition de la perte à travers les médias quand il s’agit d’affaires médiatisées. On n’apprendra rien de plus si ce n’est qu’on vit dans un monde extrêmement cruel, et on part dans une perte de sens.
Je pense qu’il faut aussi en fonction des cultures revenir à des rituels, des rites qui ont du sens. Chez mes patient·e·s musulman·e·s par exemple quand il y a un décès, moi j’aime bien leur parler de cette tradition de la zakât pour les mort·e·s, du don que l’on fait à destination de l’âme des mort·e·s. Cela permet de venir boucler quelque chose d’une histoire, remettre du sens, un milieu, un début, une fin là où on est dépossédé·e·s justement de notre identité.
En fonction, de chaque cas il faut trouver de la richesse dans le désarroi, dans des endroits où l’on peut aller piocher de l’humanité et de l’amour, à des moments où ça semble impossible du fait de la longueur judiciaire, la violence du trauma, la réédition du trauma à travers les images, les procès.
Comment lutter et se soigner, se protéger à la fois, sachant que la lutte exige une forme d’exposition?
Il n’y a pas dans chaque famille quelqu’un qui a les épaules pour tout affronter. Il faut mettre un tiers/des tiers. Un·e avocat·e, s’il/elle est investi·e, peut potentiellement faire l’affaire. L’avocat·e doit en tout cas faire gilet pare-balles.
Mais la famille a déjà un travail qui est un travail de deuil. Ce n’est pas un travail d’exposition parce qu’elle est déjà fragilisée. Il faut mettre quelqu’un qui puisse tenir ou du moins faire quelque chose qui tourne, mais ne pas mettre tou·te·s les membres de la famille constamment face à ça. Il y a des moment où l’on a besoin de récupérer aussi.
Comment aller au bout du travail de deuil, faute de justice et face à la longueur des procédures judiciaires ?
Quand on fait face à un temps judiciaire trop long, il faut trouver des petites choses pour célébrer la personne partie, essayer d’opérer comme pour un deuil classique avec des moments de cérémonies plus réguliers. À travers l’aide aussi : il faut trouver un moyen de réinvestir toutes ces émotions sur quelque chose de prolifique, de profitable à l’autre.
Il y a dans nos histoires liées à la migration des déchirements, des cassures, des ruptures, parfois générationnelles, des expériences complexes à plusieurs territoires qui génèrent déjà beaucoup de tabous et de silences. La mort violente rajoute donc parfois une couche de silences dans des vécus qui en sont déjà beaucoup chargés, et sur ces silences se sédimentent des traumas, de moins en moins dicibles.
C’est un peu ma démarche de tendre à une globalisation de l’accès au dispositif psychanalytique pour les personnes racisées et de la communauté queer parce qu’on en a besoin. Vous avez dit quelque chose d’important : qu’à un moment des choses ne sont plus dicibles et que le trauma s’installe dans ces silences-là. Je crois sincèrement que la psychanalyse, l’analyse et les dispositifs transculturels qui permettent une adaptation du cadre analytique sont des solutions intéressantes. Elles peuvent représenter, avec des traducteur·rice·s, un élargissement de la pensée analytique en prenant en compte l’ethnopsychanalyse, l’ethnopsychiatrie.
On a eu des études, des travaux qui ont été réalisés et qui sont tout à fait intéressants, mais à mon sens ne sont pas assez utilisés aujourd’hui dans la manière d’aborder la santé mentale. En France on ne peut plus se permettre d’ignorer l’aspect transculturel alors que c’est un ancien pays colonisateur, entre les migrations, les guerres qui ont été provoquées, les différents mouvements de population, on ne peut plus se permettre de faire fi du transculturel dans la santé mentale. Ce n’est plus possible.
À un moment donné, il faudra vraiment penser à créer une espèce de force « politique » — le mot me déplaît mais c’est le seul qui convient — pour se regrouper. Quand on voit le traitement qui est offert à certaines figures du militantisme ou à des personnes qui ont des opinions subversives, ça fait peur. C’est ce qui fait qu’il n’y a pas visibilité de certain·e·s praticien·ne·s. Comment on fait pour être visible ? Est-ce qu’on assume le fait de parler de ces différences qui ont un sens dans notre pratique ?
Entretien réalisé par Cases Rebelles en juin 2021.