Laurent Théron : « C’est plus que mon histoire, c’est une histoire collective. »

Publié en Catégorie: LUTTES ACTUELLES, POLICES & PRISONS
VIOLENCES POLICIÈRES | PROCÈS

Laurent Théron : "C'est plus que mon histoire, c'est une histoire collective."

Le 15 septembre 2016 pendant une manifestation, Laurent Théron était mutilé, atteint à l’œil par une grenade de désencerclement lancée par un CRS. A l'approche du procès du CRS qui a lieu les 12, 13 et 14 décembre 2022 à la cour d'assise de Paris, Laurent, militant et membre de l'Assemblée des blessés, revenait dans cet interview sur six années de lutte, d'attente, et sur son idée d'une justice pour les victimes de violences policières.

Image : Good friday, de Eugene Hyde (1978)

Par Cases Rebelles

Décembre 2022

Mise à jour : À l'issue du procès de décembre 2022, le CRS a été acquitté, la cour ayant validé pour lui la "légitime défense".

L'interview qui suit avait été réalisé quelques jours avant le procès.

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CASES REBELLES : Tu as déjà assisté à des procès concernant d'autres personnes blessées, mutilées ; qu'est-ce que ça te fait que le procès qui te concerne s'ouvre dans quelques jours ?

LAURENT THÉRON : Je suis un petit peu préparé : le fait d'en avoir vu d'autres, ça permet de savoir où on va, c'est-à-dire en terrain hostile. Là, la différence c'est que c'est mon affaire ; mais ce que j'ai vécu avec d'autres affaires comme Joachim Gatti ou Elsa, qui étaient à ce moment-là, elleux, les victimes, c'est au-delà d'une histoire individuelle. Et pour ce procès qui arrive, c'est un peu sur le même schéma que ce qu'avait fait le collectif 8 juillet et Elsa à Toulouse : faire appel à des témoins de moralité, et donc qu'on fasse de ce fait, que Alexandre Mathieu le CRS a éborgné Laurent Théron, quelque chose de plus collectif, de plus politique que « Oui Laurent Théron a la chance d'avoir un procès ». Mais notre discours va être autour de cette injustice qui fait que Laurent Théron est une exception, que le procès d'Alexandre Mathieu est une exception, et qu'on voudrait que ce soit une règle, c'est-à-dire que l'accès à la justice soit pour toutes les victimes de violences policières. C'est plus que mon histoire, c'est une histoire collective.

Qu'attends-tu de ce procès ?

J'en attends la révocation de ce CRS. Si j'attends quelque chose de la justice, ce serait ça. Après, j'ai vraiment pas d'illusions. Pour avoir suivi d'autres histoires, d'autres camarades qui sont passés par là, obtenir le procès c'est déjà la victoire, en fait, vu que le non-lieu est la norme. Je pense qu'aujourd'hui il ne faut pas attendre autre chose que d'avoir un procès: déjà parce qu'il ne faut pas se bercer d'illusions — les exemples, les histoires le montrent. Même dans le cas de celleux qui en ont obtenu un, les peines étaient, si on fait une comparaison avec la justice civile,  bien moindres, on va dire, que ce qui peut être attendu, d'un point de vue juridique. Sur un plan politique, ce n'est pas vers cette justice-là que je tends. Cette justice où moi je suis convoqué au tribunal pour écouter le coupable, l'avocat du coupable, les témoins, c'est pas mon idée de la justice. Je n'ai évidemment aucune intention d'envoyer un homme en prison ; la prison tue, au même titre que la police tue, donc il est évidemment hors de question de, en plus, demander ça. Je n'ai pas d'idée de vengeance. Ma seule idée, elle est que ce gars-là ne soit plus dans un métier avec des armes, vu ce qu'il fait déjà, qu'il n'ait pas d'autres victimes. On peut dire que c'est ça, l'idée de ce que je peux attendre. Mais c'est pas ma police, c'est pas ma justice, donc...

Pour moi le procès est déjà la victoire, parce que je me suis aussi investi dans une lutte où, comme on disait, le non-lieu est la norme, et si aujourd'hui il y a un procès contre le CRS qui a éborgné Laurent Théron, c'est parce qu'auparavant d'autres ont lutté : le MIB, Ramata Dieng, Assa Traoré, et d'autres luttent aussi pour visibiliser cette lutte et avoir pour l'instant une vérité. L'espoir de la justice dans toutes ces affaires a été écrasé. Sans tou·tes ces militant·es qui sont investi·es, il n'y aurait sans doute rien eu du tout. Je pense que mon procès c'est aussi ça : une continuité dans cette lutte. Je ne vais pas bouder mon plaisir d'envoyer un policier au tribunal, mais il n'y a pas d'esprit de vengeance, y a juste une envie que ce soit un point de départ ou en tout cas le début de la possibilité que toutes les victimes aient un procès un jour. Ce sera aussi notre discours.

Être criminalisé, c'est quelque chose qui te fait peur pour ce procès ?

Non… je n'ai pas de craintes là-dessus. Pour ce qui est de mon dossier juridique, au moins il y a eu une enquête, il y a eu des choses assez inédites — perquisitions chez les CRS, audition de toute la compagnie de CRS —, ça reste quand même une affaire assez « privilégiée ». On verra bien. J'ai même un casier vierge... Je ne sais pas ce qu'ils pourraient trouver, mais c'est en ça aussi que je n'attends pas grand-chose : ils sont aussi capables de tout, on le sait... J'y vais et on y va pour dire ce qu'on a à dire. On va essayer de criminaliser la police et de criminaliser la justice dans nos interventions ; l'arme aussi.

Il y a aussi une dimension sur laquelle je voudrais revenir, c'est celle du racisme dans le traitement judiciaire des affaires. Comme par hasard, dernièrement les procès pour mutilation concernait deux victimes blanches, deux mecs blancs. Donc ça reste une discrimination dans l'accès à la justice, dans l'accès même aux tribunaux. Et personnellement je n'ai pas été criminalisé comme on peut le voir dans d'autres dossiers.

Comment as-tu vécu cette attente jusqu'au procès, la temporalité dans laquelle les choses se sont déroulées ? Les faits de septembre 2016 te paraissent-ils loin ? Et rétrospectivement, as-tu l'impression que tout est passé vite, ou au contraire que ça a été long ?

Les deux... À la fois, six ans c'est hyper long... Je me souviens, les premières années je n'en pouvais plus de toute cette attente, de toutes ces expertises, de tous ces mensonges aussi de la justice, que ce soit cette expertise psychologique ou cette tentative par la justice de reclasser ma mutilation en « blessure ». C'est beaucoup d'attente et de découragement. C'est très très long. Mais là, malheureusement les derniers mois sont passés à une vitesse inouïe ! Les dernières semaines, je n'en parle même pas. Ça s'accélère...

Il y a quelques années le CRS auteur du tir t'as envoyé une lettre. Est-ce que tu veux nous en parler ?

Le gars m'avait envoyé une lettre plus de deux ans après. Y avait une temporalité déjà bien particulière : c'était justement le moment où le parquet, à l'époque, avait requalifié ma mutilation en « blessure », dans ce fameux épisode où ils avaient eu connaissance du fait que j'allais avoir la pose d'un implant, c'est-à-dire une bille pour donner un peu de volume à mon œil. Ils sont partis de cette donnée médicale pour dire en gros que « si c'est un implant, il n'a pas perdu l'usage de la vue alors, il va revoir »... Sans doute se sont-ils dit ça. En tout cas, c'est passé. Le parquet a dit : la pose d'un implant, ça veut dire que c'est pas une mutilation, ça veut dire que c'est une blessure permanente. Ce qui fait que quand t'as une mutilation c'est un acte criminel, donc c'est le tribunal criminel, les Assises ; sinon, si c'est une blessure, c'est le tribunal correctionnel, c'est moins grave. Personnellement, tribunal correctionnel ou Assises, je me serais contenté du correctionnel, mais il était hors de question d'aller en correctionnel parce que je n'avais pas de mutilation. C'était ça le truc, donc on a fait les démarches dans ce sens-là. Et sa lettre est arrivée à ce moment-là, dans ce temps où le parquet avait fait une tentative de dédramatisation de la mutilation. Elle arrive fin 2018 ou début 2019, plus de deux ans après, à la fin de l'instruction.
Sur le moment c'était gonflé, déjà, d'écrire une lettre, mais bon je pense que ce n'était pas spontané. Tout le monde a compris que son avocat a sans doute demandé à ce qu'il fasse une lettre, manuscrite... J'avais entendu des titres disant « Le CRS présente ses excuses », mais quand on lit vraiment cette lettre, ce n'est pas une lettre d'excuses, c'est une lettre où il cherche des excuses, il s'invente des excuses. Il va reprendre tous les trucs qu'il a dits et qui ont été démontés par les enquêtes. D'abord, il dit qu'ils étaient sous une pluie de projectiles, qu'il a reçu un truc sur le bras... Finalement l'enquête dira que personne n'a vu qu'il avait reçu un truc sur le bras, et en plus il était en ligne arrière donc il n'y avait pas de raison. Il dit qu'ils étaient face à des individus hostiles alors qu'il n'y avait pas d'affrontement à ce moment-là. Vraiment il sort tous les trucs possibles et imaginables, et qu'il a vu un collège en danger — à l'époque y a ses collègues de la CSI, ces cordons qui se baladent dans les rangs des manifestant·es pour en attraper un·e. Bah non. C'est incroyable de voir dans un dossier des flics qui ne se couvrent pas forcément tous entre eux. La compagnie de CRS, je dirais qu'ils se couvrent relativement. Je crois qu'il y en a une cinquantaine ; ils ont entendu les mecs qui étaient devant avec les boucliers, les mecs avec les matraques, les mecs qui étaient derrière avec le lanceur Cougar, le capitaine et tout. C'est assez drôle parce que, si on fait des statistiques, 90% sont les mêmes mots pour des mecs auditionnés 6 mois après. Tu parles qu'ils ont bien dû se préparer... La lettre commence aussi en disant qu'ils étaient là pour nous protéger, qu'ils savaient qu'il y avait des menaces terroristes sur le cortège. Et il y a aussi des phrases vraiment maladroites ; il écrit : « Je suis triste que cette grenade vous ait blessé accidentellement ». Tu ne sais pas s'il est désolé de m'avoir blessé, ou s'il aurait préféré me faire une blessure volontaire. C'est donc une succession d'inventions, d'excuses pour justifier son geste. À la fois le moment, à la fois la forme — écrire une lettre qui va servir uniquement au dossier et au tribunal pour présenter, sans doute, la grande âme de cet homme — et le fond, tout est nul, à jeter à la poubelle.
J'ai fait une réponse il n'y a pas longtemps, en octobre dernier, dans laquelle je reprends point par point ce que je viens de dire ici. On l'a publiée sur desarmonsles.net et sur parisluttes.info.

Après six années de lutte collective, après tout ce que tu as traversé, qu'est-ce que tu aurais envie de dire, de transmettre aux personnes qui sont, seraient aujourd'hui blessées, mutilées ?

Je leur dirais qu'il ne faut pas rester seul·e. Il faut absolument se joindre à la lutte, parce que les combats individuels face à la police, c'est s'isoler. Moi, j'ai trouvé ma raison de lutter à partir du moment où à l'époque, début 2017, Ramata Dieng organisait ces réunions hebdomadaires, un an à l'avance, en vue de préparer la marche de 20181 et où elle invitait tous les collectifs de familles de victimes, de victimes, de médias militants, de collectifs antiracistes, tou·tes celleux qui étaient concerné·es par les violences d’État. C'est vraiment là que mon combat a germé, c'est à partir du moment où cette lutte s'inscrivait dans une histoire. Seul·e, je pense qu'il faut tout ré-écrire, tout ré-inventer, alors que collectivement ça veut dire que, déjà, on prend connaissance de l'ampleur des violences — elles sont multiples, elles sont partout. C'est à la fois ne pas s'isoler, et ne pas croire qu'il n'y a que soi. C'est partout, tout le temps, tous les jours.
Je pourrais aussi leur dire — comme on m'avait dit à l'époque — que s'il y a un procès ce sera déjà une victoire. Les préparer à aller dans un tribunal, leur dire la violence que c'est d'aller au tribunal. Les préparer aux médias aussi. Il y a des tas de choses à faire, d'un point de vue lutte militante contre les violences d’État. On peut dire que le sujet est entré dans l'inconscient collectif aujourd'hui en France, plus ou moins ; grâce aux images, que ce soit Cédric Chouviat, Michel Zecler, Nordine, on voit bien que ce que fait la police, c'est ça. Et dans une lutte collective aussi, on fera avancer le sujet.
Pour finir je dirais qu'il faut penser à soi, qu'il faut vraiment penser à soi. C'est-à-dire qu'il y a l'impact physique, mais il y a tout l'impact que ça a sur sa vie, psychologique, familiale, sociale, etc., tout. L'impact va être bien plus ample qu'un œil crevé ou une main arrachée, ou même bien plus large que la perte d'un proche ; ça va être très très large l'impact des violences d’État.

Merci infiniment à Laurent.

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Le dimanche 11 décembre 2022 est organisé, à partir de 14h à la Parole Errante à Montreuil (93), un « Procès populaire de la police et de la justice », une journée de soutien à Laurent.

Et pour soutenir pendant le procès, rdv dès 9h tous les jours, les 12,13 & 14 décembre 2022 au TGI de Paris (Ile de la Cité).

 

  1. Marche annuelle de la Journée mondiale contre les violences policières []