June Jordan en quatre poèmes

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Photo en noir et blanc de June Jordan assise dans l'herbeJune Jordan (1936 – 2002) était poétesse, activiste, journaliste, essayiste et enseignante ; elle s’identifiait comme bisexuelle dans ses écrits. Elle est née à Harlem en 1936, de parents migrants jamaïquains, qui l’ont élevée dans la section de Bedford-Stuyvesant de Brooklyn. Jordan était active dans la lutte pour les droits civiques, féministe, pacifiste et dans les mouvements lesbiens et gays. Tôt dans sa carrière, elle a aussi étudié l’architecture et le design. Elle a été l’auteure de plus de vingt-cinq œuvres majeures de poésie, fiction et essais, ainsi que de nombreux livres pour enfants. Elle a écrit des paroles souvent pour d’autres musiciens, ainsi que des pièces de théâtre et des comédies musicales. Son travail de journalisme a été largement publié dans les magazines et les journaux du monde entier, et elle était chroniqueuse régulière pour The Progressive. On vous propose de la découvrir à travers quatre poèmes que nous avons traduits.

Poème sur Mes droits

Même ce soir et je dois aller marcher et me clarifier
l’esprit sur ce poème sur la raison pour laquelle je ne peux pas
sortir sans changer mes vêtements mes chaussures
la posture de mon corps mon identité de genre mon âge
mon statut de femme seule dans la nuit /
seule dans les rues / seule ce n’est pas le point /
le point étant que je ne peux pas faire ce que je veux faire
avec mon propre corps parce que je suis du mauvais
sexe du mauvais âge de la mauvaise couleur de peau et
suppose que ce ne soit pas là dans la ville , mais sur la plage /
ou loin dans les bois et je voudrais aller
là-bas par moi-même penser à Dieu / ou penser
aux enfants ou penser au monde / tout cela
révélé par les étoiles et le silence :
Je ne pourrais pas y aller et je ne pourrais pas penser et je ne pourrais pas
rester là
seule
comme j’ai besoin de l’être (…)

Appel à toutes les minorités silencieuses

V’NEZ
SORTEZ

OU QUE VOUS SOYEZ

IL NOUS FAUT CETTE GRANDE ASSEMBLÉE
A CET ARBRE

QUI N’EST MÊME PAS
PLANTÉ
ENCORE

Aller vers chez soi
(écrit après les massacres de Sabra et Chatila)

« Où est Abou Fadi, » gémit-elle.
« Qui m’amènera mon bien-aimé? »

Je ne veux pas parler du bulldozer et la
terre rouge
ne couvrant pas tout à fait couvrant tous les bras et les jambes
Et je ne veux parler des cris qui durèrent la nuit entière
qui atteignirent
les postes d’observation où les soldats se prélassaient
Et je ne veux parler de la femme qui a jeté son bébé
dans les mains de l’étranger avant d’être emmenée
Et je ne veux parler du père dont les fils
ont été abattus
d’une balle dans la tête alors qu’on lui tranchait la gorge devant les yeux
de sa femme
Et je ne veux parler de l’armée qui a lancé en continu
des fusées dans l’obscurité pour que d’autres puissent voir
le dos de leurs victimes alignées contre le mur
Et je ne veux parler non plus des corps entassés et de
la puanteur
qui ne flottera pas
Et je ne veux parler à l’infirmière violée et
violée à nouveau
avant qu’ils ne l’assassinent sur le sol de l’hôpital
Et je ne veux parler du cliquetis des balles
qui n’en sont pas restées
à la mélopée de leur trajectoire
Et je ne veux parler des coups sur la
porte
le bris des fenêtres ainsi que le transport des familles vers
le monde des morts
Je ne veux pas parler du bulldozer et la
terre rouge
ne couvrant pas tout à fait les bras et les jambes
parce que je ne veux pas parler des événements innommables
que l’on doit attendre de ceux qui osent
« Purifier » un peuple
ceux qui osent
« Exterminer » un peuple
ceux qui osent
décrire les êtres humains comme des «bêtes à deux jambes »
ceux qui osent
« Absorber »
« Pour resserrer l’étau »
« Intensifier la pression militaire »
« Entourer » des rues civiles avec des tanks
ceux qui osent
fermer les universités
abolir la presse
Tuer les représentants élus
des gens qui refusent d’être purifiés
ce sont ceux à qui nous devons rembourser
les paroles de notre début
parce que je dois parler de la maison
Je dois parler du salon
où la terre n’est pas intimidée et battue vers
la pierre tombale
Je dois parler d’une pièce de vie
où la parole aura lieu dans ma langue
Je dois parler d’une pièce de vie
où mes enfants grandiront sans l’horreur
Je dois parler d’une pièce de vie où les hommes
de ma famille entre six et soixante-cinq ans
ne seront pas
poussés à marcher lors d’une rafle qui mène à la tombe
Je dois parler d’un pièce de vie
où je peux rester assise sans douleur, sans lamentations à voix haute
pour mes proches
où je ne dois pas demander où est Abou Fadi
parce qu’il sera là à côté de moi
Je dois parler d’une pièce de vie
parce que je dois parler de la maison

Je suis née femme noire
et maintenant
Je suis devenue Palestinienne
contre le rire implacable du mal
il y a de moins en moins de pièces de vie
et où sont mes proches?

Il est temps de prendre le chemin de chez nous.

1977: Poème pour Mme Fannie Lou Hamer1

Tu disais, « June?
Chérie quand tu es dans le coin tu
es censée venir chez moi. Où
d’autre?  »
à la maison ça voulait dire
face à la bière les fusils de chasse et le
point de vue des Blancs qui ne
voient jamais n’importe qui de noir sans
être pris de démangeaison violente.
Ceux qui
disent : « Pas un négro va voter dans cette ville. . .
sauf s’il va à l’isoloir les pieds-devants  »
Ensuite, t’emprisonnent
te battent sauvages
sanguinaires / battue / te rouent
de coups au-delà du sentiment
de ce qui est épouvantable

Et échouent à t’arrêter.
Seul Dieu pouvait, mais Lui
n’allait pas t’arrêter
toi
forteresse protégée de l’apitoiement
sur soi

Humble comme une femme de n’importe où
Je me rappelle t’avoir trouvée à l’intérieur de la laverie
dans Ruleville
colonne vertébrale de Lionne détendue / bon dieu
que vient faire le courage
quand on lave des vêtements?

Mais il en fallait du courage

juste pour s’asseoir ici / cible
pour les tueurs à la poursuite
de ton visage chantant
transpirant dans le rinçage
et l’essorage

et plus tard
tu te tenais puissante à la porte sur James Street
criant fort :

« BALLES OU PAS BALLES!
LE REPAS EST CUIT
ET ÇA VA REFROIDIR ! »

Nous avons mangé
Une famille tremblante mais fortifiée
par les navets / gombos / ramassés à la main
comme les lys

remplie à ras bord vivant
pleine
d’un évangile solide
(sanctifié)

un évangile
(paix)

un lys noir entier
luminescent
dans un champ fait-maison

d’amour

Cases Rebelles – Mai 2015

  1. Fannie Lou Hamer (6 octobre 1917 – 14 mars 1977), née Fannie Lou Townsend, fut une militante des droits civiques. []