HISTORIOGRAPHIE QUEER
My name is Pauli Murray
de Betsy West et Julie Cohen
En 2021, le documentaire My name is Pauli Murray sortait sur Amazon Prime. Ce projet d'une ampleur inédite nous l'attendions avec un grand intérêt, parce que raconter Pauli c'est se confronter à des enjeux de compréhension du genre trop fréquemment soldés dans un essentialisme navrant. Comment faire de l'histoire avec ce qu'on sait, ce qu'on ne sait pas et ce qu'on préfère ignorer ?
Par Cases Rebelles
Novembre 2023
Le film commence sur des images d’archives de Pauli Murray filmées en noir et blanc à son domicile et par cette déclaration de principe : « Je m'appelle Pauli Murray et je me concentre sur les droits humains. Toute mon expérience personnelle a été une lutte pour atteindre des normes d'excellence dans une société dominée par l'idée que les Noir·e·s étaient intrinsèquement inférieur·e·s aux Blancs et que les femmes étaient intrinsèquement inférieures aux hommes.1 »
Une destinée américaine
On peut documenter en nuances, dessiner par touches subtiles, ambivalentes, complexes. On peut aussi choisir le tranché du découpage de l’ombre derrière un écran, l’absolutisme de la citation partielle, l’autorité du parcours édifiant. C’est ainsi que Julie Cohen et Betsy West racontent Pauli Murray : un personnage historique héroïque, avant-gardiste, relativement méconnu qu’il est impératif de replacer dans une lignée de figures ayant construit moralement et politiquement les États-Unis. Peu importe que cette personne ait passé une grande partie de son existence à se battre contre ce qu’était ce pays.
C’est à cette fin que, brisant l’ordre chronologique, le film s’ouvre par l’affaire du bus de Petersburg, datant de mars 1940, dans laquelle — quinze ans avant Rosa Parks souligne les réalisatrices — Pauli et son amie Adelene McBean surnommée "Mac" refusent de passer à l’arrière du bus une fois la ligne Mason-Dixon2 franchie et finissent en prison. Mac et Pauli font appel à la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) dans l’espoir de prouver juridiquement, au moyen d’un dossier très complet, que la ségrégation est contraire à la Constitution. Après leur libération sous caution, une rencontre avec l'élite des juristes de la NAACP a lieu : Thurgood Marshall, William Henry Hastie Jr., Leon A. Ransom.
Au tribunal, le juge estimera qu’il y a eu trouble de l’ordre public : Pauli et Mac se voient condamné·e·s à des peines mineures et libéré·e·s. Cet événement que Pauli vit à l’âge de 30 ans est présenté dans ce film comme un carrefour symbolique dans son engagement et ce choix délibéré donne le ton de ce documentaire très orienté : ce serait là que se joue la prise de conscience.
Pauli est né à Baltimore et avait trois ans quand sa mère décède d’hémorragie cérébrale. Selon le documentaire, son père, souffrant d’une dépression, est envoyé en institution psychiatrique d’où le départ de Pauli pour Durham dans sa famille maternelle avec ses tantes Paulin, Salli et ses grands parents. Le père est ensuite littéralement éjecté du film. Pourquoi ? Parce que cela sert le projet documentaire des deux femmes blanches : édifiant, divertissant, satisfaisant quant à l'amélioration de la nation. Dépourvu de réalités trop crues impossibles à intégrer dans une vision de progrès historique linéaire et vertueux.
Pauli va donc vivre à Durham. La famille Fitzgerald, connue dans la communauté, d’ascendance noire, irlandaise, cherokee, avec différentes couleurs de peau, avec des membres qui passent, est présentée comme une communauté en soi et sert ici de métaphore maladroite de la nation idéale pour les réalisatrices qui insistent sur le fait qu’iels subissaient du rejet des blanc·he·s et des noir·e·s...
Le récit de l’apprentissage accidentel de la lecture de Pauli assistant aux cours de sa tante Pauline, institutrice à l’école publique, initie l’autre axe idéologique du film : Pauli était une personne d’un intelligence exceptionnelle, hors du commun.
Cet élément, ajouté à l’affaire du bus permet de filer sur l’autoroute du combat pour les droits civiques, pour les noir·e·s et les femmes, et la respectabilité de luttes politiques qui seraient parvenues à rendre l'Amérique meilleure.
Pourtant, c’est de manière bien plus rugueuse que certaines questions se sont imposées à Pauli. D'un côté, il y aurait un vécu d'enfant très libre, épanoui, quasi idyllique dans la communauté noire ; une vie qui devenait insupportable au contact du monde blanc. Pauli raconte les noir·e·s adultes nommé·e·s de manière paternaliste et infantilisante « auntie, uncle, boy » par les blanc·he·s, des nombreux lynchages, 50 à 60 par an, jamais mentionnés dans les journaux mais dont l’info circulait par le bouche à oreille. En fait, la conscience permanente de la présence du KKK est décrite par Pauli comme une part de soi, du corps ; ce qui s’accorde assez mal avec le découpage grossier proposé par le documentaire. Étrangement d'ailleurs, le film s’en tient là sur le violence raciale, cadrant sur ce qu’il est tolérable de tendre comme miroir à la nation états-unienne.
Et c’est à cela que sert l’éviction du père du récit. En réalité, William Murray était effectivement malade, souffrant d'une dépression aggravée par les séquelles d'une fièvre typhoïde. Pauli est partie vivre dans sa famille maternelle avant qu'il soit interné. Et il n'est pas mort de maladie. Pauli raconte dans Song in a Weary Throat: Memoir of an American Pilgrimage, 1987 :
L'après-midi même, le corps de mon père est arrivé de Crownsville dans un cercueil gris. Je suis sûre que si les adultes avaient su à l'avance à quoi s'attendre, ils auraient fait sceller le cercueil. Nous, les enfants, n'étions pas préparés aux effets d'une mort violente. Le corps que nous avons vu n'était pas reconnaissable comme étant celui de mon père, même dans l'état de tristesse dans lequel il se trouvait la dernière fois que je l'ai vu. Son visage était violet et tuméfié, sa tête était rasée et son crâne avait été ouvert comme un melon et recousu en vrac avec des points de suture déchiquetés qui s'entrecroisaient sur la ligne de séparation couverte de caillots de sang.
Tante Rose plaça un mouchoir sur son visage pour atténuer l'horreur, mais cela ne servit à rien. Encore et encore, j'étais attirée par le cercueil, me glissant dans le salon quand personne d'autre n'était là pour soulever le mouchoir et fixer les paupières gonflées, le visage et les lèvres abîmés, le crâne massacré, jusqu'à ce qu'il soit gravé de manière indélébile dans ma mémoire. Rien ne semblait relier ce corps à la race humaine, à l'exception des mains, qui étaient douces et presque vivantes. Je me souviens avoir tendu la main sous le couvercle du cercueil, les avoir touchées et tenues, essayant de me convaincre que la chose misérable que je voyais dans son costume mal ajusté était en fait mon père. Cette nuit-là, j'ai entendu les détails de la mort de mon père tels qu'ils avaient été racontés à tante Pauline, et ils ne différaient pas essentiellement du résumé officiel que j'ai obtenu bien des années plus tard auprès des autorités de l'hôpital. Il avait été assassiné par un gardien de l'hôpital, un homme d'origine polonaise nommé Walter Swiskoski, connu sous le nom de "floater" - c'est-à-dire une personne non formée pour travailler dans les institutions psychiatriques mais engagée temporairement lorsque l'hôpital manque de personnel - dont la seule qualification pour le travail semblait être la force physique. Voici le résumé officiel :
Le 18 juin 1923, un certain M. Swift ou M. Swiskoski, qui semble avoir été connu sous d'autres noms, taquinait M. Murray en lui mettant un morceau de papier sur le visage. M. Murray l'a enlevé et l'a mis sur le visage du préposé. Il s'ensuivit un accrochage auquel M. Murray mit fin en se rendant à son lieu de travail à l'atelier industriel et en disant au préposé qu'il "l'aurait plus tard". À son retour dans le service, M. Murray a été emmené dans un sous-sol où il a été battu avec un instrument ressemblant à une batte de base-ball sur les fesses et sur la tête. Ce coup a été donné en présence d'autres patients et un autre soignant en a été témoin. Après le coup sur la tête, M. Murray a été emmené à l'infirmerie de l'hôpital où les tentatives de réanimation ont été vaines et où il est décédé.(...)
Ils ont ensuite gardé le corps dans la glace pendant deux jours avant de le renvoyer chez lui. Ce que le résumé officiel ne rapporte pas, mais que j'ai entendu la nuit précédant les funérailles de mon père, c'est la menace de Swiskoski : "Je m'occuperai de ce nègre plus tard". J'ai toujours été convaincu que mon père avait été victime de haine raciale.(Traduction Cases Rebelles)
Comment justifier l'éclipse délibérée de cet effroyable assassinat, le trauma qu’il a constitué pour Pauli, de son récit d’enfance, de son parcours de politisation. Sa résonance avec l’actualité était-elle trop dérangeante ?
Il est certain que ce point de départ est moins lisse que les avocats en complet de la NAACP, que l'histoire d’amitié avec Eleanor Roosevelt ou la participation de Pauli à la fondation de l’organisation féministe réformiste NOW (National Organization for Women). Elle remet en question l’idée un peu simpliste que Pauli a contribué à rendre son pays meilleur et à en éradiquer les côtés les plus injustes.
Cachez ce trouble
La question de la masculinité de Pauli n’est pas abordée plus subtilement. Il est d’abord fait mention de la liberté qui régnait dans son éducation puisque sa tante consent à ne lui imposer des robes que pour les jours d’église. Pauli partira pour New-York en 1928 pour poursuivre ses études et obtiendra un diplôme de l’université de Hunter (où les noires sont ultraminoritaires) en 1933 pendant la grande crise. Ces circonstances exceptionnelles lui offrent la possibilité de voyager comme quantité d’autres jeunes allant de villes en villes en sautant dans des trains de marchandises.
Brittney Cooper, professeure d'études des femmes et sur le genre, ouvre en fanfare le doc dans une séquence où elle clame à une assemblée d’étudiant·e·s les noms de baptême de Pauli et l'assigne par là à la féminité. Elle explique sans modalisation que si Murray emprunte un passing masculin à cette époque c’est uniquement pour des questions de sécurité… Cette assertivité est d’autant plus étrange que Cooper a déjà déclaré à plusieurs reprises dans d’autres contextes que Pauli se serait défini aujourd’hui comme une personne transmasculine.
Au Camp Tera, camp de femmes organisé dans le cadre du new deal, Pauli rencontre Peggy Holmes, présentée comme son premier amour. C’est la plongée militante en commun dans la grève automobile de 1937. Le film estime que Pauli fait le lien avec la condition noire et les réalisatrices insistent, lourdement encore une fois, sur le fait que Peggy est étonnée du peu de colère existant chez Pauli ; ici encore elles sont incapables d'analyser que cette colère idéalisée que Peggy Holmes s’attend à trouver chez les noir·e·s est plus l’expression de ses privilèges, de son droit à la colère en tant que blanche bourgeoise qu’une information sur les sentiments réels de Pauli.
La relation avec Peggy Holmes s’achemine vers la rupture, parce que, nous explique-t-on soudainement, Peggy ne parvenait pas à percevoir Pauli comme un homme. C’est là que l’on découvre l’existence d’un dossier "sexualité" dans les archives de Pauli Murray. Il y est inscrit en toutes lettres : « j’ai l’air d’être une femme mais en fait je suis un homme ». D'autres éléments indiquent clairement que Pauli ne se conçoit absolument pas comme une femme lesbienne.
Après la rupture avec Peggy, Pauli finit en hôpital psychiatrique et y effectuera par la suite des séjours extrêmement réguliers. Ici encore le refus d’approfondir la réalité concrète des hospitalisations et de la souffrance mentale de Pauli est évident. Cela résonne également avec l’éviction du récit de M.Murray père : il semble exclu de problématiser la question de la santé mentale et de la violence de l’institution. Pourquoi ? Par psychophobie sans doute, par crainte que cela ne trouble la construction de Pauli comme figure historique « respectable ».
L’empreinte sur l’Histoire
Pauli a été à plusieurs reprises à l’avant-garde de l’histoire, et ce dans un relatif anonymat. Dans son mémoire final à l’école de droit Pauli fait le choix d’attaquer la constitutionnalité de la ségrégation à travers l’arrêt Plessy v. Ferguson par lequel la Cour suprême des États-Unis avait décidé que la ségrégation raciale n’était pas “en soi une violation du XIVe amendement de la Constitution qui promettaient à tous·tes une protection égale si les installations étaient égales en soi, une doctrine synthétisée dans l’expression “separate but equal”. La présentation de Pauli est saluée par des moqueries de ses camarades et de Spottswood William Robinson III, un des ses profs, avocat de la NAACP. Mais Robinson accepte de parier avec Pauli qui estime qu’avant 20 ans cette bataille légale sera menée et remportée. En 1954, Thurgood Marshall, avocat légendaire de la NAACP triomphe dans le procès Brown v. Board of Education ! La Cour suprême des États-Unis statuent que les lois des États américains établissant la ségrégation raciale dans les écoles publiques sont inconstitutionnelles, même si les écoles séparées sont par ailleurs de qualité égale. Spottswood Robinson avouera à Pauli ultérieurement que ses fameux travaux de mémoire final, moqués des années auparavant, les ont considérablement aidés dans la construction de l’affaire au niveau légal et donc l’obtention de cette décision historique.
À l’issue de ses études à la faculté de droit de l'université Howard, Pauli en tant que major de promo peut d’office accéder à Harvard, mais l’accès lui est refusé parce que les femmes ne sont pas admises. Pauli arrive à Berkeley et y obtient son diplôme final.
Suite au lynchage de Mack Charles Parker en 1959, Pauli atteint un point de rupture après une période marquée notamment par les nombreuses violences racistes provoquées par les tentatives d’intégration scolaire et notamment par les événements de Little Rock.
C’est le départ pour le Ghana de Kwame N’Krumah où Pauli devient prof de droit en plein cœur des mouvements d’indépendance. Mais l’expérience tourne court au bout de 18 mois ; Pauli, critique des dérives autoritaires du président ghanéen, trouve un matin des hommes en uniforme installés dans sa salle de classe.
De retour aux États-Unis, Pauli arrive à l'université de Yale. Les militant·e·s des droits civiques des années 60 ignorent complètement les actions de déségrégation qui ont été menées des décennies auparavant par des personnes comme Pauli.
John Fitzgerald Kennedy élu, établit la la Commission présidentielle américaine sur le statut de la femme en 1961. Il place Eleanor Roosevelt à sa tête qui y intègre Pauli.
En 1966, lors de la troisième Conférence nationale des commissions sur la condition de la femme de juin (qui succède à la Commission présidentielle sur la condition de la femme) un groupe de 28 “femmes” dont Pauli Murray fonde l’organisation féministe NOW : National Organization for Women.
Pauli va de nouveau marquer de son génie du droit le mouvement en argumentant que le 14ème amendement, mobilisé contre la ségrégation raciale, peut aussi être utilisé pour défendre les droits des femmes.
L’affaire Reed c. Reed, qui oppose les époux Reed, est une affaire historique traitée en Cour suprême. Elle défend l'idée que la discrimination fondée "sur le sexe" est inconstitutionnelle dans la mesure où elle dénie aux femmes une protection égale. Mel Wulf directrice de l’ACLU (Union américaine pour les libertés civiles), et Ruth Bader Ginsburg ont rédigé le dossier de Sally Reed mais inscrivirent Pauli Murray et Dorothy Kenyon comme co-auteur·ice·s ; Ginsburg avait à cœur de reconnaître que leurs arguments féministes étaient à la base de son argumentation.
Les tumultueuses années 70 vont trouver Murray, l’avant-gardiste, à la traîne de l’histoire. Alors qu’il y a un mouvement de lutte pour l’imposition de Black Studies, l’université de Brandeis l’embauche comme alibi d'inclusivité. Ses étudiant·e·s sont profondément gêné·e·s par son usage persistant du mot anglais « negro » en plein mouvement black power, le mot « black » ralliant et incarnant les aspirations au changement révolutionnaire. Manifestement, l’urgence et l’intensité du moment lui échappent. Après ses combats contre la ségrégation, Pauli ne comprend notamment pas les désirs séparatistes d’une jeune génération, excédée par la persistance de la violence raciale.
Sa réaction à l’occupation d’un bâtiment de la fac qui abrite son bureau par des étudiant·e·s en lutte achèvera de l’aliéner de cette jeunesse militante, qui ignorante pour une grande partie des dettes des luttes d’émancipation à son endroit, classe alors Pauli Murray dans la catégorie des vendu·e·s.
Une certaine histoire militante semble ici s'achever même si quelques ancien·ne·s étudiant·e·s témoignent dans le documentaire d’une profonde admiration et reconnaissance pour Pauli, qui les traitaient avec humanité et considération.
Un documentaire fréquentable
À défaut d’être courageux ou cohérent, le choix des réalisatrices quant à la transidentité de Pauli Murray est clair ; il s’agit de ménager les sensibilités dominantes et d’éviter toute problématisation historiographique sérieuse, en renvoyant dos à dos (avec toutefois une nette préférence pour l’identification féminine) les approches historiographiques.
Pauli s'est longtemps pensé intersexe. Il avait fait des démarches en vue d’un examen chirurgical qui confirmera selon lui la présence de testicules non descendus. La réponse médicale fut négative et Pauli partit en recherche de traitement hormonal.
Sur la plateforme de diffusion, et dans la presse qui analyse le film, Pauli est non-binaire. Les personnes qui interviennent parlent d'ailleurs de « gender non-conforming ». La mobilisation de la non-binarité comme espace de stabilisation, de résolution et de compréhension de l’identité de Pauli s’oppose à l’énorme souffrance psychique qui le poursuivait quant à son genre et s'accorde mal également aux multiples manifestations matérielles de transmasculinité ; ses prénoms choisis, ses vêtements, ses quêtes médicales, ses certitudes d’intersexuation jusqu’à sa recherche de traitement hormonal masculinisant. L'imposition de non-binarité est instrumentalisée pour éluder un récit de transmasculinité empêchée, éluder le lourd tribut psychique et consolider un féminisme bien plus l'aise avec l'idée que Pauli serait une femme lesbienne. Les implications sont également psychophobes puisque les hospitalisations régulières sont renvoyées à la marge du récit. Contrairement aux affaires emblématiques de l'oeuvre de Pauli, ces questions sont assignées à l'intime, au personnel, pas au politique. Le film marque aussi une distance très forte avec les masculinités noires, ce qui est en soi une appréhension bien particulière de la non-binarité. L'affiche, elle non plus, n'est absolument pas neutre.
Confier le discours sur la transidentité de Pauli Murray à des figures trans militantes s’exprimant par ailleurs dans un registre émotionnel, pas scientifique, relève d’un pernicieux stratagème pour sortir en paix un film bancal. Cela cantonne la transmasculinité de Pauli à une question subjective d’identification dont il n’y aurait aucune conclusion historiographique à tirer : des personnes trans disent se reconnaître en Pauli et le revendiquent comme l'un des leurs.
Les prises de parole émues du travailleur social queer et trans Dolores Chandler suggérant une identification de fait et une condition commune avec des propos comme « this a feeling i know well » (Ce sentiment m'est très familier), malgré près d’un siècle de distance et des évolutions discursives et scientifiques radicales sur le genre et la race reflètent l'énorme fébrilité analytique d’une approche délibérément affective.
Ce piètre arrangement aurait pu être largement évité par la prise en charge par les réalisatrices d'un discours problématisant leur choix conjoint de la dénomination non-binaire et des pronoms féminins ; ce choix assez incohérent renvoie la question à l’appréciation de chacun·e, avec une victoire assez écrasante de l'essentialisme. Ce n'est pas qu’il existe des certitudes sur la manière juste de genrer Pauli ; mais l’usage généralisé et non-questionné des pronoms féminins n'est pas un parti pris neutre. On vous conseille d'ailleurs la lecture du texte de Naomi Simmons-Thorne si vous voulez approfondir la question.
Mais l’approche choisie sur ce sujet est en accord avec tous les autres silences : sur le père de Pauli massacré par un raciste, sur la psychiatrie, des silences qui construisent un portrait très partiel et orienté. Le film accomplit effectivement la tâche essentielle de rendre à Pauli son importance dans l’histoire militante étatsunienne. Mais cette relative réussite s’accompagne d’une entreprise de nettoyage qui ne fait pas justice à toutes les complexités de la vie de Pauli Murray.
En France, en 2022 une autrice a sorti un livre nommé Pauli Murray: sainte, queer, féministe ; la nuance n'est pas encore à l'ordre du jour...
Cases Rebelles
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- My name is Pauli Murray and my field of concentration is human rights and my whole personnal experience has been a struggle to meet standards of excellence in a society that has been dominated by the ideas that blacks were inherently inferior to whites and women were inherently inferior to men. [↩]
- De la fin de la Guerre d'indépendance jusqu'à la Guerre de Sécession dans les années 1860, la ligne Mason-Dixon désigne la frontière sud entre l’État de Pennsylvanie et du Maryland, qui par extension, est venue à designer la ligne de démarcation entre les États du Nord abolitionnistes et les États du Sud esclavagistes--puis ségregationnistes à la fin du 19ème siècle [↩]