Nos musiques à l’univers : « Trumpet » de Jackie Kay

Publié en Catégorie: AFROEUROPE, LECTURES, TRANS & QUEER LIBERATIONS

Découvrir Trumpet de Jackie KAY par la traduction française c’est dégringoler direct dans l’escalier de la transphobie ordinaire. Le titre Le trompettiste était une femme, à mi-chemin entre roman policier racoleur et accroche pour tabloïds, est une trahison flagrante du titre originale et la subtilité de l’œuvre.
Jackie Kay est une écrivaine noire lesbienne née en 1961 à Edinburgh d’une mère écossaise et d’un père nigérian. Elle fut adoptée par un couple de militants blancs écossais. Son livre Trumpet est sorti en 1998. Jackie Kay s’est inspirée au départ de l’histoire de Billy Tipton, un pianiste saxophoniste blanc et trans. Le héros de son roman, Joss Moody, est lui un trompettiste noir célèbre né en Écosse dans les années 30. Tout le monde, excepté sa femme, ignore sa transidentité. À sa mort, « la vérité éclate » ou du moins c’est ce que voudrait nous faire croire le titre français pourri ou la 4ème de couverture :

Ce n’est pas tant la nouvelle de sa mort qui plonge les gens dans la stupeur qu’une révélation bien plus brutale : Joss Moody était une femme.

Le roman s’applique plutôt à expliquer l’inverse. Aucune vérité concernant Joss Moody n’a éclaté à sa mort. Sa vie reste inchangée, telle qu’il l’a vécue, malgré l’indiscrétion biologique. Trumpet est bâti sur une histoire d’amour incommensurable : celle qui unit Joss à Milicent. Milicent, alors qu’elle affronte une douleur qui la dévaste, doit faire face à des attaques transphobes multiples : la rapacité des médias, les trahisons des ancien.ne.s ami.e.s et à la colère d’un fils (Colman) qui n’a pas apprécié de découvrir le sexe biologique de son père. Millicent, à aucun moment, ne trahit son amour, ses souvenirs, sa foi en l’homme de sa vie. Elle ne remettra pas en à cause non plus les choix de silences que Joss avait faits ; des choix qui n’appartenaient qu’à lui.

Milicent Moody :

À  travers Colman, fils adoptif de Joss et Milicent, Jackie Kay pose de multiples questions liées à l’identité : les relations père-fils, l’identification et le rejet, l’adoption, la généalogie, l’inconnu des origines, le secret, l’importance du biologique. Et dans son cheminement vers son père Colman se rapprochera de lui-même, de sa propre identité. L’adoption est un thème récurrent chez Kay ; elle raconte d’ailleurs sa propre histoire dans le magnifique Red Dust1 .

Colman Moody :

Joss Moody, lui, est un véritable personnage de la construction personnelle : être réel, entier, authentique et ce bien au-delà du faux secret. Sa détermination, son indépendance, semblent être une des sources même de l’œuvre musicale unique qu’il a donné au monde. Mais l’écrivaine ne vend pas une histoire de transition idéale et indolore. Elle parle d’une liberté radicale payée d’un lourd tribut à la transphobie. Joss a rompu avec son lieu de naissance coupant quasiment tout contact avec son ancienne vie en dehors de sa mère dont il cache l’existence, même à ses proches. Et il est mort, faute de ne s‘être jamais soigné, ne pouvant faire confiance à la médecine pour garder le silence.

Sophie Stone :

Les charognards, représentés par Sophie Stone, journaliste arriviste, sont renvoyés à leur incapacité à saisir le réel. Parce que les cases et les classifications sociales sont tout autant sous-tendues par des réalités objectives que par des perceptions et des perspectives. Le roman chemine entre regards opposés, myopes ou extralucides. Celles et ceux qui après la mort de Joss se figent sur les révélations biologiques se ferment à sa musique, sa vie, son œuvre. Il leur échappe définitivement. Son ultime vérité réside dans le regard qu’il portait sur lui-même, la famille qu’il s’était construite et la musique qu’il avait choisi d’apporter à l’univers.

Lettre de Joss Moody à son fils :

Cases Rebelles – Juin 2014

(Retrouvez cette chronique dans l’émission n°46.)

  1. Poussière Rouge, 2010, Ed. Métaillié []