Sins Invalid : Des corps révolutionnaires.

Publié en Catégorie: AMERIQUES, SANTE LUTTES HANDIES ET PSY, TRANS & QUEER LIBERATIONS

Depuis 2006 l’art et l’activisme de l’organisation handie SINS INVALID esquissent des voies d’une beauté révolutionnaire. Ce groupe né de la rencontre de Leroy Moore1 et de Patty Berne est l’avant-garde de la « disability justice » – que nous avons choisi de traduire par « justice handie ». Cette approche militante et émancipatrice portée par des handiEs non-blancHEs et queers s’attaque non seulement au validisme mais aussi à tous les systèmes d’oppression qui lui sont imbriqués : racisme, capitalisme, sexisme…
C’est la merveilleuse Patty Berne, en présence des non moins fantastiques Leroy Moore et Kiyaan Abadani, qui nous en dit plus sur SINS INVALID, son parcours et la lutte contre le validisme.
C’était dans la Bay Area en septembre 2014. Et c’est aussi à écouter dans l’émission n°54.

Cases Rebelles : Patty, peux-tu nous parler de la création de Sins Invalid?

Leroy et moi avons commencé SINS INVALID en 2006.
En tant que handiEs non-blancHEs, queer handiEs, Leroy et moi faisions et avions tous les deux des films disponibles à l’époque et aujourd’hui encore. Nous parlions de faire un événement pour les montrer. On pensait que ça n’aurait lieu qu’une seule fois, un événement appelé « Intersection du handicap et de la sexualité », où les handiEs non-blancHEs seraient au centre. Parce qu’aux États-Unis souvent t’as juste un truc, par exemple il y a un festival de films pour les non-blancHes mais en fait il y a genre « la » soirée « Lesbiennes Noires ». Ou alors c’est un festival de films handis mais où les non-blancHEs ont une présence juste symbolique. Et ça, ça n’est pas acceptable comme approche. Nous voulions un endroit où nous ne serions pas des alibis mais où nous serions au centre ; et nous avions aussi nos films et d’autres créations issues de la culture handie. L’évènement a été complet très rapidement, dans un immense théâtre de plus de 300 personnes.
Et depuis 2006, ce que nous pensions n’être qu’une performance unique s’est transformé en une organisation solide avec plusieurs activités.

Nous avons un programme culturel qui comprend des résidences d’artistes. Ça inclut notre film – les gens qui sont intéressés peuvent aller regarder le site de notre collectif de distribution qui s’appelle New Day Films2 . Nous avons un atelier basé sur la peformance, que nous faisons deux ou quatre fois par an, ça dépend de combien d’évènements on programme ; mais ce sont essentiellement des ateliers animés par des artistes handiEs. Ça peut être des ateliers de vocalisation, de danse, de mouvement ; ça peut être des ateliers d’écriture ; tout ce qui est une forme d’expression culturelle. On en a eu un sur le « dating »3. C’était l’an dernier et ça parlait de la façon dont on flirte en tant qu’handiEs.
Bien sûr nos évènements sont gratuits parce qu’on ne veut pas que le prix limite la participation aux arts dans la communauté.

Le spectacle annuel est le truc le plus important que nous faisons dans notre travail culturel. Ça n’est plus exactement annuel, c’est plutôt tous les deux ans. Nous faisons des spectacles très élaborés. Ça constitue vraiment un événement transformateur pour le public et pour les artistes. Et c’est un peu considéré comme notre activité phare. C’est dur à décrire pour quelqu’unE,  il faut vraiment en faire l’expérience. C’est un mix entre aller à l’église et voir le Cirque du Soleil ou quelque chose comme ça. C’est de la création artistique collective. Ce en quoi nous nous engageons c’est véritablement incarner la justice handie, incarner l’amour, notre sexualité, d’autant de manières possibles qu’il y a d’êtres humains. Je dis souvent que nous sommes beaux à 5 ans, nous sommes beaux à 25 ans, à 55, à 85. Il y a différents types de beauté. Et il n’y a pas de copyright ou de marque déposée sur nos vies, ni sur la beauté. De même, la sexualité en tant qu’handiE n’est pas la même que la sexualité en tant que valide parce que nos corps sont informés par différentes expériences sexuelles et par différents phénomènes historiques. Les programmes eugénistes contre les personnes handiEs étaient très actifs aux Etats-Unis, et visiblement dans l’Allemagne nazie également. Mais ce ne sont pas seulement les problématiques historiques, il y a aussi de la violence médicale contre les handiEs. Et, tout ça agit sur nos corps, sur nos sexualités, et nous devons d’une certaine manière nous battre et nous décoloniser, pas seulement de ces cadres intellectuels de la violence médicale et historique contre les personnes handies, mais de l’expérience de ces violences dans nos vies.

 

C’est pourquoi, par exemple, Essex Hemphill et Marlon Riggs étaient si importants, parce qu’ils parlaient vraiment ce de processus de décolonisation en tant qu’hommes noirs gays. Et là pour la première fois, je me disais : « Exactement ! Oui, c’est ça ! C’est ce que nous vivons en tant que handiEs non-blancHEs! » Et je pense que c’est ce que nous incarnons vraiment sur scène.

La première année, si tu as 10 artistes et que tout le monde invite 10 amiEs ; finalement ça fait du monde. Alors avoir 3000 personnes maintenant, c’est super. Avant, à mesure que les gens arrivaient, on se rendait compte qu’on en connaissait la plupart. À ce stade non, nous ne connaissons pas la plus grande partie du public et c’est incroyable. On a fait des enquêtes et la majorité des personnes qui viennent n’ont pas de handicap, la majorité sont queer, et c’est toujours majoritairement blanc. J’aimerais voir plus de public non-blanc mais honnêtement je pense que devrions changer de lieu et même avec ça. Je crois qu’on devrait vraiment réfléchir à comment gagner un public non-blanc, et il nous faudrait atteindre différents espaces. Et aussi, c’est une discussion beaucoup plus profonde à avoir, mais il ne faudrait pas que ce soit sur handicap et sexualité, mais plutôt faire un spectacle autour du handicap et de la race en quelque sorte, même si nous sommes quasiment majoritairement des non-blancHEs sur scène. Beaucoup de handiEs non-blancHEs ne se définissent pas nécessairement comme handiEs parce que tu vois c’est une autre couche d’oppression en plus. Les gens s’identifient plutôt comme ayant une maladie ou autre chose. Mais je pense qu’il y a beaucoup de stigmates attachés au handicap et si tu es déjà oppriméE par beaucoup d’autres choses, tu ne vas pas sauter à pieds joints dans une nouvelle catégorie.

Le milieu queer, les organisations queers ont été super réceptifs à la politique de justice handie. Je pense que c’est très lié au travail que les personnes au genre non-conforme ont fait pour lutter contre l’approche conformiste strictement gay et lesbienne, et comment ils/elles ont vraiment radicalisé la réflexion autour des identités queers, et aussi des approches de la sexualité et des visions binaires et figées du genre. Donc je pense que les activistes au genre non-conforme et trans ont à bien des égards préparé le terrain au sein du militantisme queer pour une compréhension de la justice handie, où encore une fois le problème n’est pas notre corps de handiEs, le problème c’est la construction sociale qui dévalorise nos vies – ce qu’on appelle le validisme. De la même manière, je pense, beaucoup de gens qui ont milité par rapport au fait d’avoir un genre non-conforme ont considéré que le problème n’était pas leur corps mais bien la binarité des genres, car c’est ça qui est problématique.

Quel est ton background, ton parcours militant?

Je viens d’une famille de la classe ouvrière. Mon père a émigré d’Haïti quand il avait dans les 20 ans. Il faisait partie de l’élite haïtienne, il a migré ici et il est juste devenu un homme non-blanc de plus ; je pense que c’était vraiment dur psychologiquement. Et ma mère… ils se sont rencontrés pendant l’occupation américaine du Japon. Mon père faisait partie des forces d’occupation parce qu’après son arrivée aux États-Unis, il a été appelé par l’armée et placé dans les forces d’occupation… Et aussi dans les années 40 mes deux parents ont rencontré énormément de racisme aux États-Unis, en arrivant ici après la Seconde Guerre mondiale, parce que ma mère était japonaise. Donc l’expérience de ma mère c’est qu’il fallait que tu gardes profil bas, tu vois, comme tu étais déjà repérable en tant que japonaise. L’internement a été une partie importante de ses premières années. Et mon père a clashé avec moi parce que je militais. Il disait : « Tu te bats contre ton peuple!« . Je répondais « Non! », c’était comme s’il s’identifiait vraiment avec les intérêts de sa classe sociale de base et je ne comprends pas pourquoi, je veux dire ici on était de milieu populaire.

Je travaille dans le domaine de la justice sociale aux États-Unis depuis peut-être 1983. J’ai commencé à me politiser autour du mouvement anti-apartheid sur le campus de l’Université de Berkeley, et très rapidement j’ai développé une critique de l’impérialisme américain et de la relation entre les États-Unis, Israël et l’Afrique du Sud. Et j’ai commencé à travailler à la fois avec un mouvement anti-apartheid et aussi avec quelques mouvements sud-africains de libération. J’ai fait différentes choses pour soutenir des prises de parole de militantEs de l’ANC4 , du PAC5 et du SWAPO6 . Pendant une période de peut-être 10 ans j’ai participé au soutien de mouvements de libération en Afrique du Sud, au Guatemala et au Salvador. Tu vois j’ai fait pas mal de… – je ne trouve pas d’autre mot que « solidarité » – de solidarité internationale, avec la nécessité vraiment d’un front uni national mais aussi international. Les luttes politiques ne peuvent pas être abordées isolément les unes des autres parce que le capitalisme est international ; donc il nous faut avoir une certaine perspective internationaliste.

Finalement j’ai commencé à travailler avec quelques organisations haïtiennes et à soutenir ce qui s’appelait le Mouvement Lavalas en Haïti et le président Aristide7 .
Et c’était marrant de faire ça, de travailler avec des HaïtienNEs. Ça signifiait énormément pour moi parce que je n’avais pas eu beaucoup d’occasion de travailler avec des ressortissantEs haïtienNEs, étant de la Bay Area. À un moment on a fini par coordonner une grève de la faim nationale contre la détention de réfugiés haïtiens à Guantanamo.

Et aussi pendant toute cette période, j’ai beaucoup travaillé dans le domaine de la lutte contre les violences faites aux femmes. Finalement, je ne sais plus vraiment il y a combien de temps, 18 ans peut-être, peu importe, j’ai fini par travailler avec San Francisco Women Against Rape8 (Femmes de San Francisco contre le viol), SFWAR ça s’appelle. C’est le second plus grand centre de crise pour les victimes de viol dans le pays, et le plus grand centre de crise dirigé par des femmes non-blanches du pays. J’ai fini par arrêter de travailler avec elles il y a quelques années. Je siégeais au conseil d’administration et j’adorais leur travail. C’est l’une des rares organisations anti-viol qui s’implique vraiment pour comprendre le croisement des formes d’oppression, et exige que touTEs les bénévoles se forment, pas seulement autour de la violence sexuelle, mais aussi sur son contexte. Parce que tu vois, il y a des taux d’agression très élevés contre les personnes handies, à l’encontre des femmes handies aux États-Unis. Du moins il y a des statistiques qui disent que 8 handies sur 10 sont agressées sexuellement avant l’âge de 18 ans, et en particulier les personnes ayant des troubles de santé psychiatrique ou mentale, et les personnes avec un handicap cognitif ou ce qu’on appelle des « troubles du développement ».

J’ai fait un tas de boulots différents mais je ne me suis jamais vraiment sentie touchée par le mouvement des droits handiEs aux États-Unis ; c’est très blanc, et ce mouvement n’examine pas la réalité et la complexité de l’expérience handie ici. Rien concernant les migrantEs handiEs, il n’y a rien concernant les handiEs qui sont incarcéréEs, rien concernant les queer handiEs. C’est à peine s’ils s’intéressent aux femmes handies… En gros c’est un mouvement dominé par les hommes par les blancs. Donc c’est vraiment quand j’ai rencontré Leroy Moore que je me suis dit qu’il y a avait quelqu’un d’autre… genre « Oui! Super ! » Ça a comme qui dirait changé ma pratique politique et ma vie.

*  *  *

Il y a des études qui disent que la majorité des gens préfèreraient être morts que handis. Les idées de handicap et de beauté, ou de handicap et de pouvoir ne vont généralement pas de pair. D’une certaine façon les personnes handies ont toujours été considérées comme les dépositaires culturels de la peur que les gens ont de leur propre corps, des parties non-désirées de leur corps, de leur mortalité, de ce que ça signifie que leur corps ne fasse pas exactement ce qu’on attend de lui. Les gens prennent tout ça et le projettent sur nous. Donc le monde théâtral est un endroit où les gens, les artistes sur scène, décolonisent. Ils court-circuitent ce récit et à la place articulent un récit de la beauté, de pouvoir, de l’amour de soi qui affecte non seulement les artistes, mais toutes les personnes qui regardent, qui sont intégrés dans ce même récit. Ce récit de notre beauté, de notre pouvoir, de notre somptuosité, comme des dons à nous-mêmes. Et en prenant conscience qu’on peut le faire au coeur de la suprématie blanche, du validisme, de l’hétéronormativité, qu’on peut créer des zones libérées – nous le faisons dans le théâtre où les gens se sentent effectivement différents – c’est un cadeau, un cadeau énorme.

Pour un certain nombre de raisons personnelles, j’ai aussi travaillé dans une organisation appelée le Centre pour la Génétique dans la Société et j’ai mené un projet sur le handicap, la race et l’eugénisme9 , et des manières dont elles peuvent être utilisées à des fins eugéniques. Donc nous faisions beaucoup d’éducation autour de tout ça, parce que franchement plus ces technologies sont utilisées dans le business des bébés, disons le honnêtement, ça va ne pas être pour essayer de créer plus de queers, de handiEs ou de non-blancHEs. C’est vraiment une technologie de sélection pour éliminer les personnes qui sont considérées comme « autres ». Et il existe déjà une technologie de tri du sperme avec laquelle tu peux déterminer le sexe biologique d’un enfant – du moins c’est l’idée. Et il y a une grande élimination de zygotes et d’embryons qui présentent des caractéristiques de handicap. Il y a un potentiel bien réel pour que ça crée différentes castes génétiques, différentes classes génétiques.

Peux-tu nous parler de ce qu’est la justice handie et la part que ça prend dans Sins Invalid ?

Nous avons fait beaucoup pour l’approche de la justice handie, un cadre dans lequel nous posons que nos corps doivent être envisagés dans un contexte, et le handicap ne peut être exclu d’un contexte politique, et rien ne peut l’être. C’est  une approche dans laquelle nous comprenons que notre libération collective est liée au démantèlement de tous les systèmes d’oppression y compris du validisme. Et tu sais dans notre travail nous devons effectivement mettre en œuvre la justice handie parce que, comment dire… Ensemble avec Leroy dans notre travail nous parlons de nos corps. Par exemple, je me sentie physiquement vidée ces derniers temps, et j’ai du faire une pause pour pouvoir continuer à travailler ; tu vois ça n’est pas seulement un cadre théorique, c’est une réalité que nous vivons. Tout ce que nous vivons, nous le vivons à travers notre être viscéral. Je pense que la justice handie parle vraiment de comment nous pouvons avoir des pratiques qui célèbrent qui nous sommes. Tu vois, quand les gens nous saoulent en nous disant qu’on doit choisir entre ci ou ça, que nous devons sacrifier telle part ou telle part de nous-mêmes, en nous disant « honnêtement, on a assez de gens avec nous, ça va, on a pas besoin de penser à tout le monde », ce sont des conneries. Il n’y pas de domaines, d’enjeux qui soient jetables. Personne n’est une passerelle, une porte magique vers tout, même les gens blancs riches (rires). La justice handie exige vraiment que nous agissions ensemble et insistions pour faire une priorité de l’expérience des personnes qui sont les plus marginalisées. Parce que nous comprenons le mécanisme d’oppression et la façon dont nous pouvons à la fois le souligner et nous libérer des oppressions.

Et un autre aspect de tout ça qui est très intéressant, je pense, c’est que la justice handie est nécessairement anticapitaliste, parce que si te regardes la construction du handicap aux États-Unis, c’est beaucoup lié à la capacité de travailler pendant un certain temps. Par exemple, tu peux faire une semaine de 40 heures, tu es compétitif comme une personne valide, mais si tu ne peux pas alors tu seras considéréE comme handiE. Et ça s’est vraiment construit avec le capitalisme et c’est célébré comme tel. Mais, en disant que la qualité de mon travail est plus importante que la quantité, que je suis seule à pouvoir déterminer le rythme auquel je peux aller, je suis seule à déterminer ce qui est un BON rythme, en reconnaissant que que les gens ont des rythmes différents – genre il y a des jours, des semaines, des mois où on peut travailler 60 heures hebdomadaires et puis il y a des mois où on travaille genre 10 heures et c’est ok de fonctionner comme ça,et bien je pense que c’est forcément une gifle au visage du capitalisme qui attend de nous un certain comportement. Les humains – pas seulement les handiEs mais les humains – nous ne fonctionnons pas comme ça. Et je pense que c’est très intéressant. Et d’autres personnes avec qui je travaille dans le cadre de la justice handie ne vont pas aller aussi loin dans cette analyse mais pour nous c’est important parce que nous sommes des travailleurSEs.  Nous produisons beaucoup  culturellement et nous avons notre production intellectuelle et nous devons être authentiques.

Un jour j’aimerais explorer le débat sur l’absence d’attirance sexuelle, l’asexualité. Aux États-Unis de nombreuses personnes se définissent comme asexuelles et j’aimerais vraiment travailler là-dessus parce que je suis curieuse, ce n’est pas mon expérience personnelle, mon expérience de l’oppression venant de différentes communautés… Enfin c’est complexe. Nos sexualités ont été exploitées notamment à différentes périodes en fonction des différentes communautés et de différentes manières : les afro-descendantEs historiquement, mais aussi des Asiatiques, les peuples Indigènes. La sexualité a été une composante de l’oppression pour beaucoup d’entre nous, de même que pour les handiEs et pour les personnes au genre non-conforme.

Donc j’aimerais voir comment le fait d’être asexuel s’articule avec tout ça. Mais ce que je veux dire c’est qu’en en parlant avec plusieurs personnes handies il ressort que la façon dont nous sommes mis à l’épreuve, cette asexualisation est une des parties les plus douloureuses d’être, de vivre au cœur du validisme, c’est-à-dire ne pas être vuEs comme sexuelLEs, tu n’es assez bien pour un rencart, tu n’es pas assez bien pour créer une famille.

Et en termes de militantisme handi, le droit des personnes handies est un domaine assez nouveau, il a commencé dans les années 1970 quand les gens ont voulu réglementer les droits des handiEs10 , dans l’éducation notamment, les transports et dans une certaine mesure dans le domaine de la santé et de l’emploi, ce qui a abouti à la Loi Américaine sur le Handicap, qui est une énorme part de la législation des droits civiques pour les handiEs.

Et bien que ça ait été une avancée énorme, ça n’a pas reconnu pour autant tout ce en quoi la notion de « citoyenneté » aliénait les gens ; qui est considéré comme unE citoyenNE. Je veux dire que ça a été une loi très explicite mais elle n’a pas pris en compte toutes les nuances de vie de nombreux handiEs aux États-Unis. Alors quand nous avons commencé à parler handicap dans l’approche de la justice handie, on se demandait si on devait l’appeler la seconde vague au mouvement des droits des handiEs. Mais ce que nous essayons d’articuler ce ne sont pas tant des droits que l’exigence de justice et de libération, et j’ai inventé le terme de « justice handie ». À l’époque on avait googlé le terme pendant une réunion, et les résultats ne concernaient que des handiEs incarcéréEs. Et maintenant nous le faisons, nous la mettons en oeuvre, c’est génial, parce que nous avons redéfini « justice handie » en terme de revendication de justice et de libération. Et ça c’était en 2005, 2006 à peu près.
Dans ces conversations, Andy Imparato qui était le président de l’APD (actuellement AAPD, Association Américaine des Personnes Handies), il était vraiment contre l’idée de justice handie. Il pensait que ça saperait l’idée de droits des handiEs si on parlait de « justice handie » et voulait genre étendre le mouvement pour les droits des handiEs, mais je pense que [cette inquiétude] est ridicule.
Ce que nous faisons est d’essayer de cultiver un mouvement de handiEs non-blancHEs, queer, de personnes au genre non-conforme, qui ont une analyse intersectionnelle et c’est très différent du mouvement pour les droits des handiEs.

Que dirais-tu du validisme en milieu militant?

Malheureusement l’oppression validiste est extrêmement essentialisée. Les gens croient que l’oppression c’est notre condition, ce que la personne lambda voit comme oppressif c’est genre « Oui votre corps, c’est ça le problème !» et une personne lambda ne comprend pas que comme pour d’autres formes d’oppression, il y a des institutions, elles privilégient les personnes que l’on considère conformes de par leur corps, ou « normatives» au niveau mental ou physique, et ces institutions marginalisent et violentent les gens qui ne sont pas considérés comme « conformes » au niveau physique ou mental.
Donc malheureusement, c’est tellement standardisé et essentialisé que les organisations de gauche ont autant de messages validistes que les autres organisations. C’est seulement récemment qu’on s’interroge sur le validisme au sein de la gauche.

Le mouvement pour les droits des handiEs est resté à distance des autres mouvements de gauche. Il ne voulait pas faire partie d’un mouvement de justice sociale à mesure qu’il se développait. Parce que plus tôt le mouvement des droits des handiEs était plus radical, et c’est devenu un mouvement très mainstream, tu vois. Parce qu’une personne peut être  militante des droits handiEs par exemple, ça ne veut pas dire qu’elle va être pro-choix tu vois ; ça veut juste dire qu’elle veut que les handiEs soient traitéEs sans discriminations, ce qui est absurde parce que…est-ce que ça n’est pas discriminatoire pour des femmes, pour des gens, de ne pas avoir le contrôle de leurs corps ?

À Gauche, c’est tout aussi validiste qu’ailleurs et à certains égards bien plus encore parce que la culture du travail à gauche est très romanticisée comme, tu vois, les révolutions se font au coin de la rue . Nous devons être militantEs et nous devons pousser nos corps, nos capacités, nous devons travailler 10 heures par jour, si tu es vraiment engagéE alors tu vas travailler 10 heures par jour, toutes tes amitiés seront dans le mouvement, tout ton argent doit aller au mouvement et non pour tes soins personnels, ton confort ; l’attention à soi « c’est libéral »… Des choses qui sont plutôt bien  validistes.

Nous les handiEs nous avons besoin d’avoir des relations avec des personnes en dehors du mouvement politique parce que nous avons besoin de services de soutien ; mes assistantEs ne sont pas soumisES à un test politique parce qu’ils/elles m’aident, c’est absurde. Beaucoup de gens font appel à leur famille. Ça ne veut pas dire que tu n’es pas engagéE si tu dois rentrer à la maison pour t’occuper d’enfants ; beaucoup de gens en général ont à le faire… Il y a cette romantisation de ce que ça signifie d’être radicalE, révolutionnaire, aux États-Unis, et c’est assez validiste. Et ça aboutit dans cette aberration de gauche où il faudrait que tu sois jeune, valide, que tu aies un certain langage, une certaine mobilité pas juste une mobilité physique mais aussi une mobilité sociale. Ça exclut beaucoup de gens.

Je pense que ça vaut pour toutes les organisations avec lesquelles j’ai travaillé quand j’étais plus jeune et j’ai aussi, il faut l’avouer, parce que c’était des contextes validistes, je n’ai pas lutté parce que ça aurait été vu comme « le problème de Patty », si j’avais posé ça comme quand en tant que non-blancHe on interpelle une organisation blanche…quand des non-blancHEs dénonce le racisme les gens le voient comme leur problème. Et je m’en suis pris plein la gueule quand j’ai amené la question handie comme enjeu réel, ou la question de l’accessibilité et la manière dont ça pourrait être une idée, un enjeu collectif, en opposition à une question individuelle.

Le scénario le plus commun aux États-Unis autour du handicap c’est la condescendance, genre « oh pauvre petite chose », le genre caritatif tu vois. On trouve ça aussi à gauche quand les gens ont rendu certaines choses accessibles et qu’ils sont là « oh mon Dieu, c’est pour ces malheureux » avec cette espèce de condescendance paternaliste et pas comme un acte de solidarité. Je pense que cela a un peu changé, honnêtement, à cause du travail que certainEs d’entre nous ont fait. Et nous avons fait beaucoup de travail pour ajuster l’approche culturelle, l’approche politique, les deux, et pas uniquement SINS. Donc je pense qu’il y a des branches de la gauche qui sont plus disposées à s’engager avec les handiEs dans un espace qu’il faudrait organiser autour de nos préoccupations individuelles mais aussi en tant que composantes d’autres secteurs. De même que tu ne peux organiser des queers sans questionner la race que tu ne peux pas lutter contre l’exploitation économique, questionner l’exploitation économique sans questionner les politiques migratoires, tu ne peux pas parce que nous ne sommes pas traverséEs d’enjeux uniques, tu ne peux pas militer sur quoi que ce soit sans questionner le handicap.

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Plein d’amour pour Patty Berne, Kiyaan Abadani, Leroy Moore et touTEs les artistes de SINS INVALID.

Interview réalisée par Cases Rebelles à Berkeley en Septembre 2014.

Quelques liens :

Le collectif SINS INVALID:
le site : www.sinsinvalid.org
le Facebook : https://www.facebook.com/sinsinvalid
Films de Patty Berne et Sins Invalid sur la plateforme NEW DAY FILMS : https://www.newday.com/films?search_api_views_fulltext=sins+invalid

  1. Interview de Leroy Moore dans l’émission n°45 []
  2. New Day Films : https://www.newday.com/ []
  3. trad.: rencart []
  4. African Natinal Congress []
  5. Pan Africanist Congress []
  6. South-West African People’s Organisation – syndicat puis mouvement politique et militaire namibien contre la colonisation sud-africaine, il est aujourd’hui le parti au pouvoir depuis l’indépendance de la Namibie 1990 []
  7. Patty fait référence aux premières années du mouvement Lavalas. ça nécessiterait de longs développements mais Aristide n’est pas l’ami de Cases Rebelles. []
  8. www.sfwar.org/ []
  9. déf.: attitude philosophique ou la théorie  qui préconise une amélioration du patrimoine génétique de certaines populations humaines par la sélection, par l’interruption de grossesses, par l’interdiction de la reproduction des individus considérés comme inférieurs, par stérilisation, par sélection génétique ou par élimination.)) . Je faisais essentiellement un travail au niveau national autour des technologies reproductives et génétiques émergentes ((sur les « Inheritable Genetic Modifications » []
  10. voir l’article « San Franciso 504 : à l’intersection des luttes noires et handies«  []