PERSPECTIVES
AfroAnarchistes Anonymes
Depuis la naissance de Cases Rebelles nous cultivons notre discrétion et la disparition de nos individualités derrière l'entité collective qui nous rassemble. D'où vient notre goût pour l'anonymat, où en sommes-nous et où allons nous ? On essaie de vous en dire plus ici.
Par Cases Rebelles
Janvier 2020
Il y a dans le film Warriors (1979) une radio clandestine qui s’adresse aux gangs par messages codés, au moyen d'allusions appuyées par des morceaux dont les titres permettent une interprétation polysémique. On ne voit que la bouche du personnage - une femme noire - et nous n’avons aucune information sur le lieu d’émission de la parole ou l’identité réelle de l’animatrice. Elle est la voix d’une collectivité : le monde underground des gangs new-yorkais. Il s’agit d’une fiction mais l’image est forte et influencera notre imaginaire. Young Soul Rebels, film de l’anglais Isaac Julien sorti en 1991, développe aussi à sa manière l’utopie de la radio pirate :
La radio pirate, d’où Chris et Caz diffusent leur émission « Soul Patrol », est polysémique. Tout en s’inscrivant explicitement dans l’héritage des radios pirates anglaises des années 60, elle convoque également l’imaginaire colonial et oppositionnel de la piraterie. Les deux soulboys s’approprient ces histoires, ces outils et écrivent leur propre partition, leur mythologie. La musique récurrente de Parliament et Funkadelic, les références au Mothership convoquent l’afro-futurisme et ses fantasmes d’ailleurs extra-terrestre. L’ailleurs d’où l’on vient. L’ailleurs où l’on va. La nuit, la radio pirate est un non-lieu, un tout-monde hors contrôle détaché du garage graisseux où il se cache.1
Des voix noires, situées mais anonymes, c’est ce que nous voulions que Cases Rebelles soit. Des voix qui échapperaient à un lieu unique puisque nous souhaitions invoquer nos sœurs et frères de manière transnationale, dans une projection utopique qui voulait faire abstraction des frontières nationales héritées de la colonisation et la dispersion. Bien sûr nous souhaitions congédier d’emblée la nationalité et le citoyennisme vu que nous ne nous étions jamais senties françaises et refusions de le devenir.
Et nous étions, pour finir, radicalement de la périphérie ; ni de Paris, ni d’Île-de-France, nos voix venaient de Province. Notre appartenance à cette autre marge, incarnée mais non revendiquée, a été et reste bien difficile à intégrer pour beaucoup, comme si notre initiative ne pouvait venir que de Paris, ville où nous n’avons jamais vécu, ville que nous n’aimons pas, que nous ne désirons pas.
L’anonymat était une évidence pour nous. Nous voulions une voix collective, un collectif où chacun.e puisse assumer les paroles de l’autre. Nos individualités importaient, bien entendu, mais ce qui devait être vu c'est l’odyssée collective que nous lancions : nous ne voulions pas de reconnaissance individuelle mais que nos productions importent plus que nos personnes. Nous n’avions pas « peur » de nous montrer ; nous étions parfaitement conscientes des effets toxiques de l’exposition, de la pensée du leadership, de l’élection de représentant.es. Il était aussi hors de question d’encourager les pratiques répugnantes de dévotion aux leader.euses qui polluent notamment internet.
Nous voulions préserver l'amour entre nous en limitant les effets de mise en concurrence. L’anonymat a souvent permis aussi de décourager les personnes qui voulaient nous rejoindre sans adhérer pleinement à notre amour du collectif. Nous avons fait le choix de mettre des initiales quand certains textes étaient écrits à la première personne : c’était logique et cohérent qu’on comprenne que ce « je » existait bien. Et si aujourd’hui des pseudos apparaissent, rien n’a changé. Nous n’y associerons aucun visage dans la mesure du possible. Nous ne voulons pas qu’on nous filme, nous prenne en photo, etc. L’image est souvent un poison, nous en sommes convaincues. Toute individualité, même dans un cadre collectif, est trop précieuse pour être promotionnée, vendue, consommée. Nous ne sommes pas uniquement contre la recherche de la célébrité à tout prix, nous sommes contre la célébrité tout court. Il n'est pas sain d'être admiré ou adulé ; ça l'est encore moins si les admirateur.ices sont en nombre et ne partagent pas avec vous des relations quotidiennes, incarnées, en prise avec le réel. Nombre de gens n’ont pas choisi et sont contraintes à la « célébrité » par des événements inattendus ; soyons solidaires et aidons-les à porter ce fardeau. Pour le reste, la visibilité entretient la beautécratie, le colorisme, la mise en scène de soi, la culture du mensonge et des postures, la culture du pouvoir. La notoriété est une drogue, un leurre, un puits sans fond, une quête sans fin. Elle a cuit à petits feux, dévoré nombre d’artistes dont nous aimions la musique sans qu’il n’ait été impératif de connaître leur visage ou leur vie privée au-delà de ce qui transparaissait dans leur musique. Des artistes dont nous aurions souhaité qu’iels nous donnent moins et vivent mieux, qu'iels vivent plus. Fragile ou terriblement tenace, la notoriété est, à nos yeux, un monstre incontrôlable. Un monstre qui contrôle celles et ceux qu'il cajole.
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Cases Rebelles n’a jamais été un lieu de passage ou de tensions internes importantes. Le processus d’intégration est long, formalisé et méthodique.
Nous en sommes aujourd’hui à 10 ans d’existence.
Il est à la fois comique et désolant que notre anonymat ait pu faire imaginer à certain.es que notre collectif était en fait un regroupement de quelques stars noires du web. C'était faux bien entendu et cela prouve à quel point l’idée de travail collectif et anonyme, sans rétribution symbolique personnelle, est dure à intégrer. Cela montre aussi comment la starification mène à la construction symbolique d’élites de la pensée, détentrices exclusives de capacités d'analyse, alors que toutes les pensées émanent d’énergies collectives.
Quand nous avons commencé à faire des interviews, nous faisions disparaître nos voix alors que les réflexions exprimées et la force naissaient bien évidemment d’un aller-retour, d’un partage intellectuel et affectif, d’un échange. Mais nous tenions à nos absences. Pas par peur, on le répète. Nous refusions l’idée de nous libérer en entretenant des fonctionnements qui selon nous font partie de ce qui nous enferme.
Au début de Cases Rebelles nous désirions que tout ce que nous faisions puisse être repris, approprié librement ; on croyait à la force du libre. Petit à petit nous avons dû y renoncer, sans pour autant consentir à mettre de copyright. Mais il était trop blessant, décourageant, minant de voir nos travaux repris par des personnes et groupes à l’opposé de nos idées politiques. Il était trop pénible d’être constamment, régulièrement pillées et invisibilisées. Tout cela nous a beaucoup pesé et ça ne sera jamais réglé parce que certain.es ne vivent que de pillage.
Nous n’y pouvons pas grand-chose. Notre relatif effacement autorise régulièrement certain.es à ignorer qu’il y a des individu.es derrière ce travail et que notre discrétion n’est pas un appel à nous piller, nous piétiner, nous effacer. L’anonymat ne pousse pas nécessairement au respect. D’autant plus si l’on évolue en province loin du Centre carnassier de Paris/Île de France. Beaucoup veulent des icônes, des figures à admirer, révérer ; des leader.euses providentiel.les pour porter le flambeau chimérique de l’avant-garde.
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Depuis le début de notre histoire nous sommes afroanarchistes. Nous n’avons jamais éprouvé le besoin de le clamer mais bien plutôt d’essayer de l’acter au mieux. Nous ne voulions pas non plus que cette auto-définition attire un certain milieu duquel nous nous tenons éloignées.
Dix ans plus tard, nous n’avons pas changé. Nous détestons toujours les partis, les prisons, la police, l’argent, le capitalisme, l’entrepreneuriat, les frontières, la communication publicitaire, le tourisme, l’excellence et la méritocratie.
Nous ne rêvons pas d’être dans leurs télés, leurs radios, leurs médias, leurs universités, leurs magazines. C’est de la diversion. Nous ne croyons pas aux changements de l’intérieur. Nous croyons à la création d’espaces qui nous sont propres pour nous y réparer et nous y organiser. Nous croyons au rapport de force face aux dominant.es. Et nous croyons en l’amour, au cheminement collectif avec les autres.
Cases Rebelles
- Cases Rebelles, "Young Soul Rebels d'Isaac Julien [↩]