LECTURE
Alarive lavi / À l'arrivée la vie de Mélissa BÉRALUS
Publié une première fois en créole haïtien en 2016, le magistral monologue Alarive lavi a été édité en 2022 par la maison d'éditions Atlantiques déchaînés. À Port-au-Prince, une femme qui vit un calvaire au foyer depuis vingt-cinq ans dresse un bilan sans concession avant un passage à l'acte radical. Ce texte qui s'empare de la violence conjugale avec une acuité et une force poétique impressionnantes est à découvrir absolument.
[TW : Mention de violences multiples]

Par Cases Rebelles
Juin 2023
C’est un texte ciselé. Particulièrement ferme, serein malgré le chapelet de violences qui l’agite. Humble et magistral. Chaque phrase bruissant d’abîmes et de justesse poétique.
Un leitmotiv qui soulève une voix que la domination avait tue, réduite au silence :
Ou pa mandé m men m ap di w kanmenm
Tu ne m’as rien demandé mais je vais te le dire quand même
Dans Alarive lavi, Mélissa Béralus écrit les violences conjugales de la bouche d’une femme qui après 25 années s’apprête à poser un acte radical, libérateur, s’apprête à répondre par les actes. L’écrit-parole intérieure — adressé principalement au bourreau, à l’homme cruel et violent — s’avère être un prélude.
L’autrice mobilise la littérature, son écriture, pour donner corps à une voix qui dit l’inscription de la domination et des sévices dans le corps et l’esprit. Comment les coups ont marqué et fini par façonner l’être tout entier.
Ann antre nan chapit pa w la !
Sa w ekri ak kreyon san gòm
ki kite chak mo yon kote sou po m
ak nan nanm mwen an.
Ou ekri, e w ekri anpil.
Po m se on liv syans sosyal ki rakonte on pakèt istwa.
Ou ekri chapit pa w la, se li ki pli long.
Li sot depi anba je gòch mwen rive jouk nan senti m.
Sa k ta di se sou do m
panyen pèse sòt pi mal pase kat chimen
ou ta aprann ekri « ba » B A BA ?
Men gen lòt chapit ladan l tou.
Lòt chapit ki pran rasin yo sot depi nan vant manman m.
Istwa sa si l t ap gen non li t ap rele listwa lavi m.
Li pa orijinal men mwen pa t janm bon nan bay non.
Si m ta rakonte w li ou t ap di li pa ekstraòdiné.
Li chita nan yon sèl bò chodyè m
tankou lwil sa k ap detire po machwè l nan kaswòl la.
Entrons dans ton chapitre !
Celui que tu as écrit avec un crayon sans gomme,
qui a gravé des mots éparpillés sur ma peau
et dans mon âme.
Tu as écrit, et tu as beaucoup écrit.
Ma peau est un livre de sciences sociales
qui raconte beaucoup d'histoires.
Tu as écrit ton chapitre. Le plus long.
Il commence sous mon oeil gauche
et se termine dans mon bassin.
Qui aurait dit que ce serait sur mon dos
que la mauvaise chance tomberait
et que tu apprendrais à écrire les lettres de l'alphabet ?
Mais ce livre contient un autre chapitre.
Celui qui tire ses racines du ventre même de ma mère.
Cette histoire — si elle avait eu un nom — se serait appelée
l'histoire de ma vie.
C'est un nom bien banal mais je n'ai jamais été douée pour
donner des titres aux histoires
Si je te l'avais racontée, tu m'aurais dit
qu’elle n'a rien d'extraordinaire.
Elle se tient sur un seul bord de mon être
comme cette huile qui s'étale au fond de cette casserole
Il s’agit aussi d'une réponse aux sciences sociales justement, un pendant incarné, en chair, os, cicatrices, hématomes face aux statistiques et aux analyses. Le monologue poétique raconte des moments charnières, des articulations, l’apprentissage du manque d’amour au travers du père. Traumatisée à répétition, la femme raconte l’hypervigilance, la stupeur, la menace permanente.
Elle analyse aussi, cherche la nature des sentiments qui les lient, elle et cet homme récidiviste à la cruauté obstinée, à l'inventivité mauvaise sans cesse renouvelée.
Si renmen w pou mwen s on kout pwen
ki fè kè mwen sote yon batman,
s on kout kouto ki make wout je m rive nan machchwé m,
s on fè cho ki tonbe nan do m
pou make m tankou bèf nan savann ou sèl,
m ap mande w, an gras, pa renmen m ankò .
Si ton amour pour moi
c’est un coup de poing qui fait sursauter mon cœur,
un coup de couteau qui trace la route
depuis mes yeux jusqu’à ma mâchoire,
un fer chaud qui s’abat sur mon dos
pour me marquer comme un bœuf
n’appartenant qu’à ta savane,
alors je te le demande, de grâce, arrête de m’aimer.
Dis chemiz, sis mayo, twa pantalon twal ak yon soulye.
Men tout byen ou posede nan Potoprens.
Dis chemiz, sis mayo, twa pantalon twal ak yon soulye.
Dis chemiz koulè diferan,
san lizay afòs ou mete yo pase solèy sou do w.
Twa ladan yo manch ong ou rezève
pou twa dimanch nan ane a :
you pou premye janvye,
yon pou Pak,
dènye a pou Nwèl.
De pou w fè jènjan,
ansyen blan an pou grimèl
po mwatye lanvè zye maron an.
Lòt la pou fanm tete doubout jansiv vyolèt la.
Menm rad ou pa chwazi san preparasyon.
Yo byen chwazi,
byen kalkile ak anpil atansyon pou montre w pa nenpòt ki.
Se pa tout fanm ki rele fanm.
Donk se pa tout fanm ki merite tout koulè chemiz pou file.
Dix chemises, six maillots, trois pantalons en toile, avec une paire de chaussures.
Voilà tout ce que tu possèdes à Port-au-Prince.
Dix chemises, six maillots, trois pantalons en toile, avec une paire de chaussures.
Dix chemises de couleurs différentes,
sans allure à force de passer leur journée sur ton dos au soleil.
Trois d’entre elles sont à manches longues, tu les réserves pour trois dimanches de l’année :
une pour le Premier janvier,
une pour Pâques,
et la dernière pour Noël.
Deux pour jouer au jeune garçon
l’anciennement blanche pour la grimelle à la peau à moitié blanche et les yeux marron.
Et une autre pour la femme aux seins fermes
et aux gencives violettes .
Même tes vêtements ne sont pas choisis au hasard.
Ils sont très précisément choisis,
réfléchis avec beaucoup d’attention pour montrer que tu n’es pas n’importe qui.
On n’appelle pas toutes les femmes : Femme.
Toutes ne méritent pas la même couleur de chemise pour être embobinées.
Vennsenk lane pase, nou pa gen on bekàn
epi kay nou se tou kote m kache
lè m sot nan manche
pou m pa tande vwazinay k ap di « pòdyab li »
pou pale de mwen.
Men mwen tou mwen konn di pòdyab tèt mwen
Vingt-cinq années sont passées
et nous n’avons même pas un vélo
et notre maison c’est l’endroit où je me cache
lorsque je reviens du marché
pour ne pas entendre le voisinage dire « la pauvre ! » en parlant de moi.
Même moi je dis « la pauvre » en parlant de moi.
Le désastre est abyssal. L’espoir rôde aussi, comme dans cette « faim d’enfants » à l’issue très incertaine.
La certitude c’est ce crépitement du texte d’une énergie liminaire : les vibrations du geste à venir qui mettra fin au calvaire, à l’arbitraire des supplices, à la répétition.
Alarive lavi est un texte fort, parfois d’une trompeuse simplicité. Il se présente comme un monologue théâtral et on l’imagine aisément en scène, on l’espère même. Mais il est en soi et pour soi un coup de force narratif doublé d’un trésor poétique.
Alarive lavi a été publié en kreyol une première fois en 2016 par C3 Éditions et c'est son premier texte publié. En 2021, elle a publié Femme, nom masculin aux éditions Gouttes-Lettres. Cette version bilingue, on la doit à Atlantiques déchaînés. Malgré sa relative jeunesse, cette maison d’édition cumule déjà nombre de sorties audacieuses, essentielles, alliant un fort intérêt pour les écritures contemporaines à la volonté radicale de servir l’écriture de nos histoires méconnues ou occultées.
Nous nous réjouissions de ces publications kreyol/français et de cette mise en fragilité de la langue coloniale. Soulignons d’ailleurs le remarquable travail de traduction, la justice qu'il rend au souffle magnifique de Mélissa Béralus.
Mwen te vle on jaden pou m plante gonbo
mwen jwenn yon jaden pou m plante pitit
Lè m mouri m ap antere bò kote nou
pou m tounen yon pye mwen menm.
On pye soufrans.
Y a ekri sou mwen.
Ya di m t on ti soufri
ki aprann lanmou nan flanm dife ak kout matinèt
Je voulais un jardin pour planter des gombos,
Mais ce que j’ai obtenu
c’est un jardin pour enterrer des enfants.
Lorsque je mourrai je voudrais être enterrée à vos côtés
pour que je devienne l’arbre qui prend racine en vous.
Un arbre de la souffrance.
On écrira sur moi
et on dira que j’étais une petite souffrance
qui a appris l’amour dans les flammes
et dans les lanières du martinet
Cases Rebelles_Juin 2023