« born bad », de debbie tucker green

Publié en Catégorie: FEMINISMES, LECTURES, SANTE LUTTES HANDIES ET PSY, VIOLENCES INTRA-FAMILIALES

born bad (2003) est la troisième pièce écrite par la dramaturge, metteuse en scène et réalisatrice afro-caribéenne et britannique, debbie tucker green. La forme minimaliste, dépouillée décuple toute la brutalité du sujet au cœur de la pièce : celui de l’inceste. Six personnages, simplement désignés par leur lien dans une famille : DAWTA (l’aînée), SISTER 1 (la cadette) BROTHER (son frère), SISTER 2 (la benjamine), MUM, DAD.
DAWTA est celle qui, déterminée, s’attaque au silence et au déni.
Nous choisissons de parler de « born bad » en nous appuyant sur la version originale en anglais  qui est facilement trouvable en ligne mais le texte est disponible en français sous le titre « Mauvaise ».

Une pièce courte, brûlante, à mort. Où la vulgarité vengeresse, l’agressivité, le répété frénétique mènent la machine à incester à la rupture. Où l’incestée, DAWTA exige de l’entreprise familiale un bilan, aussi bref que violent : la reconnaissance de ce qui a été. « Dis-le. Dis-le. » intime-t-elle à l’incesteur, père muré dans un silence coupable dont il ne se départira que peu.
Mais il y a les autres.
MUM qui ne veut pas regarder l’accusatrice en face, qui ne veut pas qu’elle l’appelle « bitch », qui implore bien faiblement un respect qu’elle sait ne pas mériter. Parce qu’elle n’a pas protégé DAWTA. Pire ; elle l’a choisie, désignée. Offrande sacrificielle faite au père pour sauvegarder une innommable paix intime et familiale, pour la façade. Pour ce service sexuel qui semblait lui être du.

DAWTA. Tu te comportes comme une chienne, c’est comme ça que je vais t’appeler, chienne
MUM. appelle moi par mon nom.
DAWTA. Tu ressembles à une chienne, c’est comme ça que je vais t’appeler, une chienne
MUM. appelle-moi/par mon nom

DAWTA. You actin like a bitch, I’m a call you it
MUM. call me what I am.
DAWTA. You lookin like a bitch I’m a call yu it
MUM. call me what / I am

Perdus, ses droits de mère oui définitivement. Plus rien qu’une chienne.
SISTER 1, elle, est dans un embarras infernal. Des souvenirs, oui, elle en a un peu. Mais pas ceux de DAWTA.
Par contre, elle se souvient bien d’une chose. MUM a choisi DAWTA. Elle évoque même une prédestination, celle qui donne nom à la pièce : born bad.

C’était pas un hasard.
De la chance ou pas de chance.
Ça dépend.
Ce n’était pas de la malchance.
C’était pas ça. Pas que ta malchance.
T’es pas née malheureuse. Plus malheureuse. Malheureuse. Malheureusement. Née mauvaise. Non. L’inné l’acquis. Y a pas de elle ne savait pas. Elle a réfléchi longtemps à laquelle. Non. Elle savait. Elle a fait son choix.
(…)
SISTER 1.
Elle a choisi. Oui, elle l’a fait. Elle a fait le choix de choisir, oui. Elle t’a choisie. Délibéré. Déterminé. Comme d’habitude. C’est ce qu’elle a fait. Viens.

It wasn’t by luck.
It wasn’t by – or lack a it.
Depending.
It wasn’t by misfortune.
It weren’t. It weren’t all your misfortune. .
You weren’t borned misfortunate. More misfortunate. Unfortunate. Unfortunately. Born bad. No. Nature nurture. None a that not knowin. Wondering long over which one. No. She knew. She chose.
(…)
SISTER 1. she picked. She did. She chose to choose she did. She chose you. Deliberate. Decisive. How she does. She did. Come.

Pourquoi moi ? L’incrédulité de DAWTA fait partie des béances de ces élections troubles, maudites de l’inceste.

Déjà parce que parfois c’est tout le monde.

Et parce que si ça n’avait pas été DAWTA, cela aurait été donc quelqu’un d’autre.

Peut-on regretter de ne pas avoir été l’épargné·e ?
SISTER 1 la dote d’une force maudite. Une force de supporter qui l’aurait condamnée à être cette tragique élue.

Tu es forte, oui, vraiment, tu es forte. Tu as reçu ce don, le don d’être forte, tu l’as reçu. Remercie le ciel. C’est Dieu qui t’a faite ainsi – forte comme ça. Maman a vu cette force, c’est pour ça que c’était un choix facile à faire – c’était facile pour elle de faire ce choix. Tu lui as facilité les choses, ce don de Dieu qui t’a faite ainsi – capable d’endurer tout ça et j’priais pour toi. Je me souviens. Je me souviens de ça.

You’re strong you are. You got given the gift, given the gift of strength, you did. Give thanks for that. God made you like that – made you strong like that. Mum saw that strength, seeing that made her choice – made her choice easy. You made her choice easy, God gifting you how you are – that you could take it like that and I’d pray for yer. I remember. I remember that.

Et SISTER 1 prie Dieu, le remercie frénétiquement pour un peu tout et n’importe quoi, et surtout que DAWTA ne soit jamais tombée enceinte.

Peut-on regretter d’avoir été l’épargné.e ?
Qui est SISTER 2 dans tout cela ? Celle qui poursuit le chant d’une enfance glorieuse, épanouie que DAWTA, selon elle, tente à tout prix de salir, de sa saleté intrinsèque, de son besoin de salir tout ce qu’elle touche. De son besoin de détruire. De l’entrainer dans « son monde d’obscurité ».
Oui DAWTA veut détruire la belle histoire avec laquelle SISTER 2 a grandi. Alors que dans cette histoire là, même, DAWTA était gâtée, bien trop gâtée.

Tu t’es mise au centre, c’est toujours toi qui te retrouves au centre et ça a toujours été comme ça depuis toute petite. T’étais sa préférée – ouais – et tu le sais, t’es la première – première née et adorée – si, si, après c’était son Jésus – tu passais même avant lui – après y’avait elle, après, lui – ensuite l’autre, moi – ouais, moi, quelque part au bout du bout de l’arbre généalogique, tu vois le genre, hein ? Tu vois le genre – tu te souviens

You made this about you, it always is about you and always has been from back in the day. She liked you – yeh – and you know it, you come out first – first born and adored – yeh you was, then it was her Jesus – you was even ahead a him – then her, then him – then a next one, me – yeh, me somewhere down the ass end a the family tree, y’get, yeh? Y’get – remember

SISTER 2 refuse de voir, de croire. Ne veut entendre ni DAWTA, ni SISTER 1. Elle hurle son déni. Il ne s’est rien passé. Jamais.
Il est magistral le choc de qui veut dire contre qui veut taire à tout prix. La violence déborde dans les mots car plutôt détruire l’accusatrice que de la laisser défaire le tableau. Impossible. Inacceptable. Elle assène l’innocence du père comme une fin de non-recevoir.
Elle  « aurait pas pu rêver mieux comme parents ». (couldn’t a asked for a better piece a parentin)
Si SISTER 1 et elle sont indemnes alors que vient chercher DAWTA ? Que vient elle inventer ?!

Parce qu’il a rien fait. Jamais. D’accord ? Jamais. Jamais une seule fois. Jamais une seule fois-hmm. Jamais. Pas à moi, avec ma jolie frimousse et petite tête tressée toute mignonne, avec mes grands yeux, rien du tout. Que dalle. Et toi tu veux que je vois des choses qui sont pas là. Crois-moi – hein ? Tu m’fais regarder des choses qui ne sont pas là – regarder par-dessus mon épaule alors que je devrais regarder devant moi. Le regarder lui quand c’est toi que je devrais regarder. A me poser des questions sur des choses qui me regardent pas. C’est c’que tu veux. C’est ça ? Ouais. Merci. Ouais. Merci pour ça. Tu vois. Que dalle. Pas une caresse, pas un regard. Pas une seule fois. A toi si ?

SISTER 2. cos he never. Yeh? He never. Never not a once. Not a once – yeh. Never. Not my cute little head plait wide eye’d home made fresh face me, nothin. No’un. And yu wantin me to look things that ent there yeh. Truss it – what? Yu got me lookin things that ent there – lookin over my shoulder when I should be lookin ahead. Lookin him when I should be lookin you. Wonderin bout things I got no business thinkin about. That whatchu want. Yeh? Yeh. Thanks. Yeh. Thanks for that. See. Not a touch, not a glance. Not a raas. Never once. Did he you?

Dans la scène 5, miroir de la scène d’ouverture. SISTER 2 répète les mêmes mots que la sœur honnie à l’intention de son père :

Dis-le papa. Dis-le

Say it daddy. Say it

Elle lui sourit. L’une cherche l’aveu coincé, fermé à clé dans la gorge de l’incesteur. L’autre implore gentiment une prolongation de l’illusion, une énonciation d’innocence qui n’est désormais plus en mesure de sortir.
Pas d’aveu, pas de déni. Le silence.

Scène 6. La fureur, les secousses de DAWTA ont provoqué un tremblement de terre, un glissement imprévu de la tectonique des plaques familiales.

On veut savoir mais sait-on jusqu’où va mener le sentier de la connaissance ?

C’est le frère incesté qui surgit. Le frère au calvaire ignoré de toutes sauf de l’incesteur. Et de l’échange entre DAWTA et BROTHER transpire la confusion du discours empoisonné du père mêlant amour et prétendue préférence, favoritisme à l’abus sexuel et sa justification.
Et voilà le frère perdu de découvrir qu’il n’était pas le seul et que cela achève de déchirer le minable paravent d’affection élective derrière lequel le père cachait les viols.

BROTHER. Ça fait quoi de moi – ça fait quoi de moi ? Du coup, je suis encore plus rien
DAWTA. Eh bien–non
BROTHER. Ça fait pas de moi quelque chose–
DAWTA.
BROTHER. Ça fait pas de moi quelqu’un d’unique.
DAWTA. On ne l’a jamais été.
BROTHER. Ça fait que je ne suis pas toi.
DAWTA. Non.
BROTHER. Ça fait que je suis pas ce que je pensais être–
DAWTA. ce qui était–
BROTHER. ce qu’il m’a dit que j’étais.

BROTHER. Which makes me what – which makes me what? Which makes me more nuthin then
DAWTA. well – no.
BROTHER. Don’t mek mi somethin –
DAWTA.
BROTHER. Don’t make me special.
DAWTA. We never was.
BROTHER. Don’t mek mi yu.
DAWTA. No.
BROTHER. Don’t mek mi what I thought I was –
DAWTA. which was –
BROTHER. what he told me I was

Et puis viennent des accusations mutuelles d’avoir gardé le silence.
Mais BROTHER ne s’est pas tu intégralement. Et revoilà SISTER 1 l’oublieuse…

DAWTA. . . . C’est une vraie révélation, comment elle fonctionne, ta mémoire sélective, c’est vraiment quelque chose. Depuis quand tu sais?
SISTER 1. Je ne me rappelle pas.
DAWTA. Quand est-ce qu’il l’a dit ?
SISTER 1. Et si je ne me rappelle pas de ça/ non plus
DAWTA. Un bon coup de main, ça t’aiderait hein ? Tu veux un bon coup de main dans la tête pour que ça te revienne ?

DAWTA. . . . Real revelation your selective remembrin’s turnin out to be, really somethin.
How long you known?
SISTER 1. I can’t remember.
DAWTA. When did he say?
SISTER 1. How bout I can’t recall that / neither
DAWTA. wanna hand to help do yer? You wanna hand to t’knock some remembrin into yer

L’explosion est proche et bientôt plus rien ne pourra protéger les un·es et les autres de leurs angles morts, de l’effondrement tant sonore qu’anodin : la banalité de la distribution des rôles dans le schéma incestuel. Le silence du coupable. Les dénégations répétitives et sans conviction de la mère complice. Qui en vient finalement à l’accusation libératrice, au redéploiement pratique du mal, du vice sur l’incestée trop bavarde et désireuse de justice :

MUM. Dès que t’es sortie j’ai su. J’ai su que t’étais née mauvaise dès le début –
DAWTA. Pourquoi tu m’as mise au monde alors ? C’était quoi le but alors ?Un coup retentit.
MUM. Pourquoi à ton avis? Un coup retentit. . . . Tu peux toujours pas me regarder? Eh bien . . . C’était ta façon d’être. Comment t’étais, ce que tu faisais pour être ce que tu es. Comment t’étais avec moi comment t’étais à la maison comment t’étais avec lui depuis que t’es née. Donc. Ta vérité n’a pas de consistance pour moi. Ton souvenir n’a pas vraiment d’importance – allez, continue d’être aussi aigrie que tu veux aussi aigrie que t’étais autant que t’es.
DAWTA. Manman –
MUM. Tu m’as mise à genoux, ouais c’est ce que t’as fait, tu m’as mise à genoux, à prier pour survivre et tu m’as laissée comme ça et tu t’es mise à genou ou je n’sais sur quelle partie de ton corps, toute seule .
DAWTA. Manman –
MUM. toute seule comme une grande. Sans l’aide de personne de nous.
Tu regardes. . . ? Pas encore?
Et ici . . . Y avait rien que j’aie à choisir que t’aies pas déjà choisi pour toi, n’est-ce pas et tu veux pas te souvenir de ça et tu veux pas te souvenir comment tu faisais ta vie comme si t’étais mature comme ça. Tu me regardes quand je te parle. Tu te souviendras pas que tu demandais à être une grande avant d’être comme ça – rêvais d’être une femme avant d’avoir fini d’être une enfant et tu assumais pas ce que tu avais – tu vas pas te souvenir de ça, ben non, pas de souvenir de ça et y avait une chienne à la maison – oh oui.

From the out I knew. I knew you was born bad right from the beginning –
DAWTA. so what yu did born me out for? So why yu did born me out for? Beat.
MUM. Why do you think? Beat. . . . Still can’t look at me? So . . . How yu were. How yu were, how yu were mekkin you how you are. How yu were with me how yu was in the house how yu were with him from birth. So. Your truth don’t taste to me. Your memory don’t really matter – you carry on as sour as you want as sour as you did as much as you are.
DAWTA. Mum –
MUM. you put me on my knees you did, you put me on my knees prayin for survival and kept me there and you put yourself on your knees or what ever else you ended up on, all by yourself.
DAWTA. Mum –
MUM. all by your ownsome. Wid no help from we. Looking . . . ? Still? And here . . . There was nothing for me to choose that you hadn’t chosen for yourself was there and you won’t remember that and you won’t recall going boutcha business like you grown like that. Look at me when I’m talkin yu. Won’t remember beggin to be big before you was like that – wishin you a woman before graduating from bein a girl like that and couldn’t handle what you had – you won’t remember that will yu won’t go memory that and there was a bitch in a the house – yes

Ce qui lui est arrivé viendrait donc de ce qu’elle est. De son vice. Infâme accusation de l’enfant. Mécanique pratique, meurtrière pour se décharger de l’impardonnable.

MUM. Y’ avait une chienne sous notre toit oui – mais tu devrais savoir que la chienne de la famille c’était pas moi.
Donc.
Un coup retentit.
Donc si j’ai fait un choix. T’as rendu la chose facile.

MUM. there was a bitch under roof yes – but you should know that the bitch of the family wasn’t me.
So.
Beat.
So if I did mek a choice. You made it easy.

Mais les mots de BROTHER, ses bribes continuent de naufrager le navire face à SISTER 2 qui s’acharne. Et MUM et SISTER 1 sauront et il n’y aura plus rien à protéger. Plus rien à sauver.
DAD n’aura rien dit, ou presque.

Comment faire sens des petits bouts que chacun·e refuse ou cède ? Comment collectiviser une vérité quand la survie du collectif dépend de sa négation ?
Pourquoi ne pas continuer à sacrififer celui ou celle qui a toujours été sacrifié·e ?
Pourquoi l’incesté·e parle alors qu’iel se taisait auparavant ?
Maelstrom d’émotions, de ce réseau puissant qu’est la famille contre l’advenue de la vérité, de la reconnaissance. Architecture labyrinthique des tracées de culpabilités, d’ignorance, de croyance, de justifications bidons.
Et la victime, les victimes parlent toujours trop. Toujours trop tard, trop mal.
Parce que de leur parole naît une aube aux teintes de honte et de catastrophe. Ineffaçable.
Les incesteurs, tant qu’à avoir fait, les adultes complices tant qu’à avoir laissé faire, peuvent choisir de demeurer muré·es dans le silence de l’âge. Yeux rivés vers la mort prochaine.
Tant qu’à avoir fait. Tant qu’à avoir laissé faire.
Tant qu’à avoir tué l’enfant il y a bien longtemps déjà.

Cases Rebelles_Mai 2022