PERSPECTIVES
Les ESAT : un capacitisme1 entre claustration et exploitation
Réflexions sur le « projet plein emploi »
L’histoire du « travail protégé »2 illustre comment le capacitisme et le capitalisme se renforcent mutuellement. Des militant·e·s dénoncent depuis longtemps les conditions de travail dans les ESAT. Récemment, des instances européennes3 ont également rendu compte de la gravité de la situation organisée par l’État français au regard des droits des personnes handicapées. Face à ces contestations, les législations nationales concernant les ESAT ont donc été récemment modifiées4 . Des changements auxquels s'ajouteront bientôt les nouveautés du projet de loi Plein emploi. Analyse.
Par Cases Rebelles
Novembre 2023
ESAT : Définition et chiffres
L'acronyme ESAT signifie « établissement et service d'aide par le travail ». Leur ancien nom, CAT , signifiait « centre d'aide par le travail ». On classe officiellement les lieux en question parmi les établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS). Plus tard, nous verrons que cette classification pose déjà des problèmes en raison de ses implications juridiques.
Concrètement, ces structures emploient des personnes dont le handicap est administrativement reconnu. Les Maisons Départementales de Personnes Handicapées (MDPH) ont été créées en 2005 lors de la départementalisation et sont responsables de cette reconnaissance. Par conséquent, les ESAT ne concernent pas toutes les personnes reconnues handicapées, mais seulement celles que les MDPH considèrent comme incapables de travailler en « milieu ordinaire » ou adapté.
En France, on dénombre environ 1 400 ESAT.5 Ils sont généralement situés dans des zones rurales ou périurbaines. Ils emploient 120 000 personnes handicapées. Les travailleuses et travailleurs y effectuent des tâches pénibles telles que le conditionnement des produits, le transport des marchandises, l'entretien des espaces verts, l'entretien des locaux, la production industrielle, la restauration, la construction de bâtiments et la gestion des déchets. Il s'agit donc majoritairement de professions ouvrières.
Une travailleuse témoignait déjà à propos des CAT dans le journal Handicapé Méchants, publié par le Comité de Lutte des Handicapés jusqu’en 1979 :
Nous avons eu dernièrement un nouveau boulot qui n’est pas adapté pour les handicapés : c’est des coquilles St-Jacques. Elles sont ramassées au bord de la mer, elles sont dans des sacs de 50 kg. Un de nos camarades qui a une scoliose très prononcée fait le transport des sacs sur son dos, et en fin de journée il est fatigué. Une équipe lave les coquilles dans une grande poubelle et ils sont (les handicapés) pliés en deux pour les laver ; et beaucoup sont handicapés du dos ou des mains… et ce travail est payé au rendement. Mais, vu que les valides ne voulaient pas de ce travail qui est dégueulasse à faire, c’est les handicapés qui le font.6
Plus tôt, j'ai mentionné que la qualification d'ESAT en ESMS est politiquement située et oriente les lois. Cela fait partie d'une acceptation biomédicale et individuelle du handicap, et selon moi de la continuité des projets d’inclusion par la « mise au travail » ( STIKER Henri-Jacques, « Assistance et relèvement », dans Corps infirmes et sociétés: essais d’anthropologie historique, Paris, Dunod, 2013. p.41-157.)). En bref, les travailleuses et travailleurs des ESAT n'ont pas accès aux droits donnés par le code du travail parce qu'iels sont considéré·e·s comme bénéficiaires d'aides plutôt que comme salarié·e·s.
Jusqu'à présent, il leur était impossible d'utiliser leur droit de grève, de syndiquer au sein des établissements et de saisir les prud'hommes. En outre, la part de l'ESAT pour leur rémunération mensuelle était équivalente à 11 % du SMIC, à laquelle s'ajoutait une aide au poste pour arriver à environ 700€ net par mois pour 35 heures travaillées par semaine. En réalité, ce n'est pas considéré comme un salaire.
Avant, on adaptait les postes aux ouvriers, maintenant, c'est inverse. Le travail n'est plus un moyen, mais une fin. Ce n'est plus par mais pour le travail. Certains de nos travailleurs sont passés par des dépressions justement à cause d'un rapport trop violent au travail, mais on reproduit les mêmes schémas en institution. Le pôle production prend de plus en plus de place et le pôle social devient un moyen de produire avec l'étiquette économie sociale et solidaire.7
En ESAT, les employé⋅e·s sont traité⋅e·s comme des usager·ère·s plutôt que comme salarié⋅e·s. Ce faible revenu a forcément un impact sur les droits à la retraite. De plus, les périodes d'essai en ESAT sont anormalement longues. Elles peuvent durer jusqu'à un an contre 3 mois renouvelables une fois dans le secteur « ordinaire » (ou 8 mois au total pour les cadres).
On justifie d'ailleurs les conditions de travail et de rémunération des usagers comme ça, elles sont temporaires, ça ne durera pas longtemps, promis. Et puis si vous travaillez à un rythme élevé, intense, normal c'est un mal nécessaire, on vous donne les armes pour affronter le monde réel du travail. Sauf que cela ne fonctionne pas : 2% des ouvriers en ESAT accèdent un jour au "milieu ordinaire".8
Les conséquences néfastes de ces situations en matière d'accès au logement sont facilement identifiables. Par conséquent, les travailleuses et travailleurs sont presque tacitement contraint⋅es à vivre chez leur famille ou en foyer.En outre, les grandes entreprises sous-traitent fréquemment aux ESAT. Cela oblige les employé⋅e·s à répondre à des exigences élevées de rentabilité. De plus, grâce à ce contournement légal, les entreprises de plus de 20 salarié⋅e·s n'ont plus besoin d'employer le quota de 6 % de salariés handi⋅e·s, même s'il s'agit d'emploi indirect (en cas de non-respect du quota, elles doivent payer une amende à l’AGEFIPH). Avec la sous-traitance aux ESAT, les entreprises basent leur marketing sur du subalternwashing (cf. produits « «Handi-solidaire »)9 .
Projet de loi Plein emploi
Le cadre d'apparition de la loi :
En plus de changer le nom de Pôle Emploi en France Travail, le projet de loi Plein emploi a créé un « réseau France Travail » qui comprend les collectivités locales, Cap Emploi et les missions locales.10 Ainsi, toutes les personnes sans emploi seront enregistrées auprès de France Travail et devront signer un contrat d'engagement avec cette entité. Lorsqu'elles ne respecteront pas ce contrat, elles subiront des sanctions telles que la suspension ou la suppression de l'allocation. Il y a donc une multiplication des mesures de contrôle social et une centralisation de ces mesures.
Les changements apportés par la loi votée à l'assemblée pour les travailleuses et travailleurs en ESAT :
- droit d’adhérer à un syndicat ;
- droit de grève ;
- droit à une complémentaire santé ;
- prise en charge par l’employeur des frais de transports vers le travail ;
- droits aux tickets restaurants ;
- pérennisation des EATT qui étaient jusqu’alors des « dispositifs expérimentaux » ;
- un nouvel amendement11 crée un « sac à dos numérique » recensant tous les accommodements dont une personne handie a bénéficié pendant sa vie.
Ce qui reste inchangé :
- Aucune réduction de la période d’essai légale.
Ce que change la loi pour les travailleur⋅euses handi⋅es en milieu ordinaire ou adapté :
- Pérennisation des CDTT (contrat de travail temporaire) : les employeur·euse·s peuvent facilement multiplier les contrats d’intérim lorsque ça concerne des personnes handies.
Les enjeux politiques
Les ESAT ont été confrontés à de nombreuses luttes enchevêtrées à celles pour la vie autonome. Deux centres gérés par l'Association des Paralysés de France (APF) étaient notamment le théâtre de fortes contestations à Besançon lors des mouvements de lutte anti-autoritaire dès la fin des années 1960.12 En fait, le maintien des institutions est soutenu par l’APF. La légitimité de cette dernière à représenter l'intérêt des personnes handicapées est contestée entre autres parce qu'elle a la charge de gérer divers établissement dont des ESAT dont elle tire un bénéfice financier. Pendant les années 60 donc, la grève des militant⋅es handicapé⋅es à Besançon a pris la forme d'une « grève productive », car les personnes employées ont continué à fabriquer des produits. Dans le même temps, elles ont organisé des ventes sauvages, ont dirigé la production et ont occupé l'usine. Pour conclure, la sphère professionnelle est historiquement un lieu de lutte crucial pour les personnes handicapées. D'un côté parce que leurs conditions de travail sont particulièrement coercitives, et de l'autre parce que depuis l'industrialisation, de plus en plus de handicaps sont liés aux rythmes et conditions de travail.
Les problèmes des ESAT entérinent eux aussi les conflits d’intérêts existant à échelle macro. Au sein de la Commission des droits et de l'autonomie des personnes handicapées (CDAPH) des Hauts-de-Seine par exemple, l’UNAPEI (Union nationale des associations de parents d'enfants inadaptés) a 3 voix : 2 au titre de la défense des intérêts des personnes handies, 1 au titre de gestionnaire d’établissement13 . Enfin, et à mon avis, les changements amenés par le projet Plein emploi décloisonnement effectivement. Pourtant, si on parle de désinstitutionalisation pour ce phénomène, c’est vraiment dans sa forme néolibérale. D’abord, ce décloisonnement participe à l’effacement progressif des conditions du « travail protégé », et dans le même temps au durcissement de celles du « milieu ordinaire ». Que la porosité entre les deux soient de plus en plus importante ne saurait être en soi considéré comme un progrès.
Cases Rebelles _O.R.
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Médiagraphie
ANNUAIRE ACTION SOCIALE, « Établissement et service d’aide par le travail (ESAT) : Tous les établissements de type Établissement et service d’aide par le travail (ESAT) ».
https://annuaire.action-sociale.org/etablissements/adultes-handicapes/etablissement-et-service-d-aide-par-le-travail--e-s-a-t---246.html
BORREL, Prisca, « Handicap : des travailleurs promis à la misère sous couvert d’action sociale », sur Mediapart, 2023.
LEMAIRE, Lilian, « RSA, handicap… Ce que contient le projet de loi «plein emploi» », Libération.
MIDENA, Maurice, « Handicap et travail en Esat : promo des médias, le social escamoté », dans Arrêt sur images, 2023.
https://www.arretsurimages.net/articles/handicap-et-travail-en-esat-promo-des-medias-le-social-escamote
MORIN, Cécile, « Le travail comme terrain de luttes politiques des personnes handicapées : l’exemple des mobilisations en France dans les années 1968 », sur CLHEE, 2018.
https://clhee.org/2018/12/20/le-travail-comme-terrain-de-luttes-politiques-des-personnes-handicapees/
PETIT, Thibault, Handicap à vendre, Paris, les Arènes, 2022.
ROUSSEAU, Cécile, « France Travail, un projet « purement coercitif », 2023.
https://www.humanite.fr/social-et-economie/emploi/france-travail-un-projet-purement-coercitif
STIMPFLING, E., « Une nouvelle affaire d’escroquerie. Elle touche cette fois l’ESAT d’Anse Bertrand. », sur Guadeloupe la 1ère, 2016.
https://la1ere.francetvinfo.fr/guadeloupe/une-nouvelle-affaire-d-escroquerie-elle-touche-cette-fois-l-esat-d-anse-bertrand-349628.html
STIKER, Henri-Jacques, Corps infirmes et sociétés: essais d’anthropologie historique, Nouvelle éd, Paris, Dunod, 2013.
VILLE, Isabelle, FILLION, Emmanuelle, RAVAUD, Jean-François, ALBRECHT, Gary, Introduction à la sociologie du handicap: histoire, politiques et expérience, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2014.
- Le capacitisme désigne l'oppression systémique, les discriminations, les préjugés à l’encontre des personnes handies. [↩]
- Le terme désigne le milieu de travail tel que conçu et encadré par les politiques publiques pour les personnes handies, par opposition au milieu dit ordinaire pour les personnes valides. [↩]
- Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les droits des personnes handicapées sur sa visite en France. https://www.inshea.fr/fr/content/rapport-de-la-rapporteuse-sp%C3%A9ciale-sur-les-droits-des-personnes-handicap%C3%A9es-sur-sa-visite-en [↩]
- Décret n° 2022-1561 du 13 décembre 2022 relatif au parcours professionnel et aux droits des travailleurs handicapés admis en établissements et services d'aide par le travail [↩]
- Annuaire Action Sociale, « Établissement et service d’aide par le travail (ESAT) : Tous les établissements de type Établissement et service d’aide par le travail (ESAT) ». [↩]
- Source : Handicapé Méchant publié par le Comité de Lutte des Handicapés, cité par MORIN, Cécile, « Le travail comme terrain de luttes politiques des personnes handicapées : l’exemple des mobilisations en France dans les années 1968 », sur CLHEE, 2018. [↩]
- PETIT, Thibaut, 2022 [↩]
- PETIT, T, 2022 [↩]
- « Handicap et travail en Esat : promo des médias, le social escamoté – Par Maurice MIDENA | Arrêt sur images », 2023. [↩]
- « Projet de loi Plein emploi France Travail RSA handicapés | vie-publique.fr ». [↩]
- https://www.senat.fr/amendements/2022-2023/802/Amdt_609.html [↩]
- MORIN, Cécile, « Le travail comme terrain de luttes politiques des personnes handicapées : l’exemple des mobilisations en France dans les années 1968 », sur CLHEE, 2018. [↩]
- PETIT, Thibault, Handicap à vendre, Paris, les Arènes, 2022. p.109 [↩]