Reconstituer

Publié en Catégorie: POLICES & PRISONS
VÉRITÉ ET JUSTICE POUR BABACAR GUEYE

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Récit

Déf: Déterminer les circonstances d'un événement survenu dans un passé plus ou moins proche d'après des témoignages, des indices, et en établir le déroulement en le simulant, généralement sur les lieux mêmes où il s'est produit.

Awa Gueye, le 24 septembre 2020 à Rennes, avant le début de la reconstitution de la mort de Babacar Gueye (photo : Cases Rebelles)

Au sujet de la reconstitution des faits qui ont mené à la mort de Babacar Gueye

24 septembre 2020. Nous avons pris la route tôt ce matin depuis Nantes. Une dense procession automobile s’étire jusqu’à Rennes à une vitesse contenue, épisodiquement perturbée par une pluie battante. Des bouchons précoces nous accueillent aux portes de la métropole et c’est au pas que nous roulons jusqu’à notre destination au nord de la ville. Là, dans le quartier populaire de Maurepas, méconnaissable après une « restructuration » urbaine, nous rejoignons le rassemblement. Ce matin-là, Awa Gueye va assister à partir de 10h à la reconstitution des faits qui ont conduit à la mort de son frère, Babacar, sous les balles d’un agent de la BAC dans la nuit du 2 au 3 décembre 2015. Le collectif Vérité et Justice pour Babacar Gueye avait appelé à venir la soutenir.

Place de l’Europe, à l’angle de la rue Guy Ropartz et de l’avenue de Rochester, massés sur le trottoir derrière une photo géante de Babacar, les soutiens sont au rendez-vous aux côtés de membres du collectif Justice pour Babacar. Il y a un peu moins d’une centaine de personnes peut-être. Certaines sont venues de Lorient, Brest, de la ZAD. Même de Grenoble. Sous un soleil intermittent, on discute, on retrouve des camarades de lutte, on prend quelques photos et on attend. Un cahier circule dans lequel chacun·e peut laisser un mot de soutien à Awa.

L’immeuble dans lequel Babacar a trouvé la mort s’élève de l’autre côté de la rue. C’est là qu’Awa devra affronter les aberrations du récit policier ; les agents impliqués maintiennent depuis le début avoir agi en légitime défense.

De notre côté nous sommes venues à deux, le reste de l’équipe est en soutien télé-empathique depuis le QG de nos éditions imminentes. Un peu avant 10h, nous quittons le rassemblement quelques instants pour approcher du lieu de la reconstitution et prendre des photos des abords. Grues en mouvement, rotation de camions de déblaiement, façades fraîches de béton banché et revêtements en bois naturel ou aux couleurs vives : le quartier n’a presque plus rien de ce qu’il était lors de la première marche blanche pour Babacar. La place piétonne au creux du centre commercial du Gast n’existe plus. Certaines rues ont même été redessinées. Ce n’est pas une nostalgie candide et ignorante qui nous saisit, mais plutôt la brutalité d’un urbanisme d’effacement, pensé par des experts du foncier et de la résistance des matériaux. Dans la ville rentable et son renouvellement RGE1 , le temps et la trace ne sont que des données éphémères, limitées, vouées à disparaître rapidement. Comme l’histoire qu’on tente de nous faire oublier : celle d’un jeune homme sénégalais de 27 ans venu en France rejoindre sa sœur et s’essayer à une nouvelle vie, abattu par les flics dépêchés dans cet appartement de la rue Guy Ropartz alors qu’il était en crise, en souffrance psychologique.

Il existe toute une littérature analysant la manière dont la violence policière accompagne la violence gentrificatrice. On pourrait aussi parler du séculaire racisme anti-noir, de la violence institutionnalisée contre les migrant.e.s et de la combinaison des deux qui se distribue à tous les étages de la fonction publique et de l'administration française. La psychophobie est également un élément clé dans les circonstances de la mort de Babacar Gueye.

« Ils ont arraché la vie de mon frère »

Awa le clame : les incohérences de la version policière, elle les a décelées dès le début dans les témoignages des flics versés au dossier. Outre les versions changeantes des policiers, Awa répète qu’« il n’ y a pas de légitime défense, parce qu’ils ont tiré sur Babacar n’importe comment. Ce n’est pas possible. Même les expertises balistiques ont dit qu’il n y a pas de légitime défense ; c’est un mensonge. C’est ce qu’ils font souvent aux familles des victimes : ils assassinent un proche des familles et après ils salissent les victimes pour se défendre ». Après quatre ans de lutte, elle a obtenu de la justice des expertises balistiques et médico-légales, dont les conclusions confirment en effet que les cinq balles qui ont touché Babacar ne sont pas arrivées de face mais « sur les côtés, sur des trajectoires descendantes dont une par la fesse gauche »2 . La thèse de la légitime défense se retrouve donc sérieusement mise à mal.

« Mais sa demande de pousser au plus loin l'enquête ne s'arrête pas la. Une demande de morpho-analyse des traces et des gouttes de sang présentes sur les lieux a été obtenue… Cette nouvelle expertise pourra éclairer plus précisément sur les circonstances de la mort de Babacar, c'est à dire où ce soir-là Babacar se trouvait par rapport au tireur. » (Communiqué du 19 septembre du collectif Vérité et Justice pour Babacar Gueye)

Cette reconstitution est donc cruciale pour mettre en lumière les impossibilités matérielles du récit policier du déroulement des faits.

Rassemblement pour Babacar Gueye le 5 déccembre 2020 à 14h à Rennes (collectif Justice et Vérité pour Babacar Gueye)

C’est une Awa combative, sereine qui s’apprête à entrer dans l’immeuble accompagnée de son avocate. Elle s’arrête quelques minutes pour répondre à des journalistes, faire des photos. Elle brandit le poing bien haut et reprend son chemin vers l’entrée de l’immeuble.

« Arrivée là-bas je me suis sentie forte et fière parce que je connais mon frère. Je peux dire que c’est une victoire que j’ai eue, voir l’assassin devant mes yeux », nous confie t-elle à l’issue de ces quatre heures de reconstitution. Elle nous reçoit chaleureusement dans son appartement et nous raconte le déroulement de la matinée.

« Il y avait le juge le procureur, les experts balistique et experts du rapport médico-legal, des greffières, l’ami de Babacar et les policiers. Les pompiers et le SAMU n’étaient pas là parce qu'ils n’étaient pas là au moment du tir. Les pompiers ont entendu le tir dans l’ascenseur, c’est ce qu’ils ont dit dans le dossier. »

« J’étais en haut avec eux, parce que c’était important que je comprenne la scène. Qu’ils s’expliquent devant moi, comme je voulais, comme je l’ai demandé depuis… » Selon Awa, ce qu’aura démontré la reconstitution de façon indéniable, c’est l’accumulation de contradictions, d'explications floues voire l’absence d’explications de la part du tireur.

« Il parle de ses tirs, de Babacar, il dit tout le temps, "je me souviens pas, je me rappelle pas". » Une amnésie pratique… Des policiers, Awa dit qu’« ils continuent à se protéger ». Ici, la fabrication du récit revêt un caractère particulièrement monstrueux et déshumanisant : Babacar, touché par un premier tir, se serait relevé, aurait même monté des marches pour attaquer un policier.

Le policier tireur n’a pas été suspendu. Ce n’est qu’en juin 2019 qu’il a été placé sous le statut de témoins assisté. « Pendant cinq ans je ne l’ai jamais vu et il continue à travailler. J’aimerais bien aussi qu’ils arrêtent son travail. J’ai parlé d’ailleurs avec mon avocate du fait qu’il n’a pas le droit de continuer son travail, qu'il devrait arrêter jusqu’à ce que l’enquête soit terminée. »

La tension de la matinée semble retombée. Awa est souriante, un peu marquée mais toujours aussi déterminée. « Il faut que justice soit faite », conclut-elle.

Nessa Kalfou, Xonanji_Cases Rebelles (octobre 2020)

Rassemblement pour Babacar Gueye le 5 déccembre 2020 à 14h à Rennes (collectif Justice et Vérité pour Babacar Gueye)

Rendez-vous à Rennes le samedi 5 décembre 2020 à 14h,
rue Guy Ropartz dans le quartier de Maurepas.

Infos et contact sur la page évènement : Rassemblement pour Babacar Gueye.

  1. Reconnau Garant de l'Environnement []
  2. Communiqué du 19 septembre 2019 du collectif Justice et Vérité pour Babacar Gueye []