DÉCOLONISER LES SAVOIRS
EN ROUTE POUR NOIRCIR WIKIPÉDIA
La prétention d'universalité pour une encyclopédie a toujours été une revendication douteuse, née de l'ethnocentrisme et de la pensée dominante. Alors que Wikipédia, encyclopédie en ligne dite universelle et libre, est devenue la principale et première source d'information de toute la planète connectée, la nature même du savoir qui y est dispensé et les biais inhérents à l'entreprise intellectuelle méritent amplement qu'on s'y intéresse et qu'on les questionne.
L'avocate et artiviste Ivonne González, fondatrice, accompagnée par Gala Mayí-Miranda, rejointes ensuite par Laureline, ont fait de Noircir Wikipédia, né en 2017, un outil de création, de transmission et de lutte pour ramener au sein de l'encyclopédie en ligne les vies noires, les événements historiques et les réalisations importantes. Par la production d'entrées, au travers d'ateliers et de formations, le collectif change peu à peu le visage de Wikipédia — et ne nions pas que la tâche est d'ampleur.
Pour Cases Rebelles, Laureline revient sur la genèse du projet, son fonctionnement et ses objectifs.
Par Cases Rebelles
Juin 2022
Peux-tu te présenter ?
Je m'appelle Laureline, j'ai 35 ans. Je suis militante, afroféministe, et je suis formatrice dans le cadre du projet Noircir Wikipédia, une initiative en ligne qui permet d'éditer des articles sur l'encyclopédie en ligne mais dans un prisme anticapitaliste, décolonial et antipatriarcal.
Comment as-tu découvert et rejoint le projet ?
Je l'avais découvert par un projet féministe mainstream qui permet de créer des pages, des biographies de femmes célèbres mais qui ne sont pas sur l'encyclopédie en ligne, mais très vite je me suis rendu compte que c'était limité. Il y avait des listes, des to-do listes sur des thèmes, mais la plupart du temps il s'agissait de femmes blanches et même souvent bourgeoises. C'était limitant, je répétais ça. Et même dans les ateliers où on accueillait des gens, je me rendais compte que le public était très blanc. Je me posais donc la question de ce qu'il fallait faire pour que le public soit plus divers, mais aussi pour que les listes de travail soient plus diversifiées. C'est comme ça que j'ai rencontré Gala et Ivonne. Ivonne González est la fondatrice de Noircir Wikipédia ; elle est partie du même constat et a fondé ce projet, en 2017, si je ne me trompe pas. Rien que le nom au départ a créé des polémiques : des personnes nous ont demandé sur les pages de discussion si on était sûres de vouloir l'appeler comme ça parce que "noircir c'est un terme péjoratif". On s'est dit qu'on partait de loin...
Ivonne est une artiviste, musicienne, avocate de formation qui a créé ce projet-là. Gala [Mayí-Miranda] était étudiante en histoire de l'art et vient d'obtenir son diplôme. Elles sont toutes deux basées en Suisse. Je me suis proposée pour les aider et faire le même travail de Paris. On faisait attention aux lieux où nous travaillions pour avoir une audience plus diversifiée. À l'époque on était à La Colonie qui depuis la pandémie est fermée malheureusement. Je faisais mes ateliers là, une fois tous les deux mois à peu près. Elles continuaient leurs ateliers en Suisse. Et on se faisait des allers-retours.
Une fois La Colonie fermée, on faisait nos ateliers à La Base, qui est aussi un lieu qui a accueilli de l'écologie décoloniale, Assa Traoré, etc. C'est un lieu dans Paris mais marqué à gauche, qui nous permettait d'avoir un public un peu plus diversifié.
Comment s'appelait le projet auquel tu participais auparavant ?
C'était un projet qui s'appelle Les Sans Pages, qui fait un bon travail. Elles nous ont appris beaucoup de choses et sont très connues aujourd'hui, mais il fallait autre chose. On est toujours en lien avec elles.
Comment se passe un atelier ?
On fait d'abord une présentation parce que nous avons des objectifs qui sont clairement affichés dès le départ. Il s'agit déjà d'augmenter le nombre d'articles sur les personnes africaines, afrodescendantes, sur la culture noire. On a aussi le nombre de personnes noires qui contribuent, justement pour avoir un rôle actif sur l'écriture de notre histoire et ne pas laisser toujours les mêmes personnes rédiger sur ces cultures et ces personnes-là. Donc on aime bien commencer un atelier en rappelant ces objectifs et ensuite on explique comment nous, on rédige.
On respecte toutes les règles de Wikipédia, les cinq piliers1 , pour qu'un article soit admissible. Il faut des sources fiables, etc. Mais on a un aspect très critique : qu'est-ce qui définit une source fiable finalement? Pourquoi c'est un journal d'audience nationale, internationale ? On critique aussi beaucoup ce qui s'appelle le pilier de la neutralité sur Wikipédia et on dit souvent que la neutralité, ça n'existe pas ; que s'il y a des lignes éditoriales différentes pour chaque journal, c'en est bien la preuve. Ce ne sera jamais neutre. Nous essayons d'utiliser des mots justes. Il y a des euphémismes, des invisibilisations sur Wikipédia, des termes très controversés. Un exemple assez connu c'est celui de "Portrait de Madeleine" qui a été exposé dans plusieurs musées qui à l'origine s'appelait "Portrait d'une négresse". Sur Wikipédia, les gens voulaient à tout prix mettre ce nom-là alors qu'il a déjà été renommé par le Musée du Louvre, le Musée d'Orsay, et ça a été une bataille dans les pages de discussion. On nous disait : "Non, un musée n'a pas autorité pour changer le nom d'une œuvre, etc." Qui a autorité alors ? Alors qu'on a déjà fait des changements de noms de rue. Après la Seconde Guerre mondiale, si une rue s'appelait Pétain, elle était renommée et ça ne posait pas problème. Même si tout est démocratique sur Wikipédia, s'il y a un vote et qu'il n'y a que 10 personnes noires pour dire : "On se se sent très offensées par ça", ce processus démocratique là ne fonctionne pas du tout. C'est un peu compliqué...
En général donc on explique la façon dont on rédige et on ensuite on met les mains dans le cambouis : la deuxième partie c'est le moment où on crée nos articles toutes et tous ensemble. Le plus souvent, on a des thèmes qui sont liés à l'actualité, au mois, etc. On essaie de faire des listes en avance. On a des livres chez nous qu'on va rentrer dans une bibliothèque en ligne pour s'en servir comme source et pour aider les gens, quand ils créent l'article, à dire : "Voilà, on parle de ça dans ce livre-là qui est une source fiable", car souvent les livres sont des sources fiables, donc ça nous aide. Mais il y a aussi le biais des sources orales, du savoir ancestral, de toute cette connaissance mondiale qui n'est pas acceptée sur Wikipédia parce que pas considérée comme source fiable.
Quel est le nombre de personnes en atelier ?
Cela peut aller d'une à quinze personnes. On a aussi des partenariats avec des musées, avec des projets pédagogiques. On en a un avec la Sorbonne. Depuis deux ans je travaille avec les étudiant⋅es de master en études germaniques. C'est sur le mouvement afro-allemand. J'en explique les origines et on travaille sur la rédaction, on leur explique quels sont les biais. Les lieux — assos, musées, etc. — font leur propre communication et après c'est aussi le bouche-à-oreille.
Comment fonctionne Noircir Wikipédia ?
On essaie de s'agrandir mais on veut aussi s'entourer des bonnes personnes. Pour l'instant on n'est pas trop mais on espère s'agrandir. On est également en train de se constituer en association, ce qui peut permettre aussi de faire des ateliers antiracistes auprès d'institutions. Ivonne fait ce genre d'ateliers, mais aussi auprès d'écoles et elle fait aussi des événements artistiques liés à tout ça. On se fixe un peu un calendrier d'événements, mais on ne se fixe pas un nombre d'articles à écrire à l'année, etc. On fait avec nos moyens, nos limites et les aléas de la vie.
Qu'est-ce que ça a changé chez toi ce travail avec Noircir Wikipédia ?
Wikipédia c'est le premier résultat quand on cherche quelque chose dans Google. Il y a donc eu pas mal de remise en question. Il y a pas mal d'énormités ou parfois il s'agit d'euphémismes, de choses plus subtiles, donc il faut avoir son attention partout. Quand on a fait un projet pédagogique avec l'Université de Guyane, Gala a fait un gros travail de recherche avant d'y aller et sur plein de peuples qui sont en Guyane. Il y avait vraiment beaucoup d'éléments à changer... Tout est écrit par rapport à la colonisation donc on a "époque pré-colombienne" ; avant, il n'y a rien, cela n'existe pas, on ne sait pas qui était sur ces territoires. Même les illustrations des articles, c'est intéressant. Il y avait une photo pour un peuple de Guyane qui était une photo de l'Exposition universelle à Paris... En même temps, c'était des cas très intéressants à exposer, à présenter, notamment parce que là dans nos publics il y avait des personnes issues de ces peuples-là. Pendant les ateliers, tout cela a été modifié.
On se rend compte de plein de détails mais qu'en même temps c'est passionnant, que l'on rencontre des gens passionnants et depuis la pandémie, comme on a commencé à faire des ateliers en ligne, on a vraiment réussi à avoir cette dimension transnationale avec toutes les différences que ça implique au niveau accès à internet, connexion, disponibilité, etc. Mais on s'est dit que même quand ça reprendrait — les ateliers en présentiel — on continuerait en ligne car ça permet d'avoir des gens qui viennent un peu de partout.
Utilises-tu fréquemment Wikipédia ? Est-ce que tu penses que les règles pour écrire un article Wikipédia sont trop contraignantes ?
Je l'utilisais très fréquemment. Je me dis que c'est bien qu'il y ait des règles. Ça fait sens notamment par rapport aux sources ; il faut que des sources aient deux ans d'écart, etc. Mais je dirais aussi qu'il y a un certain conservatisme et que les personnes conservatrices se servent de ce réseau de règles pour limiter les gens : par exemple on n'arrive toujours pas à mettre de l'écriture inclusive sur Wikipédia. C'est très compliqué de faire bouger les choses. Le traitement des personnes trans c'est une catastrophe, surtout sur l'espace français. Le fait est que la communauté Wikipédia, c'est plus de 90% d'hommes, la trentaine, éduqués, qui rédigent à partir de pays majoritairement chrétiens. Et c'est encore plus le cas pour les personnes qui administrent.
En cas de désaccord il y a une discussion, chacun⋅e doit partager ses arguments, mais ça peut aboutir au vote et là se pose le problème de la composition de la communauté, qui est ultra-homogène. De notre côté, on sait que l'investissement peut varier ou se faire par à-coups, par périodes.
Et on ne demande rien aux personnes qui contribuent. On est pas mal dans l'anonymat.
Quel effet ça fait de créer une entrée qui n'existe pas ?
J'avais fait les Gilets noirs, Rachel Keke. C'est super. On a l'impression d'aider à la visibilité. C'est pour cette raison aussi qu'on a besoin d'articles, d'analyses et pas uniquement d'interviews.
Cases Rebelles (juillet 2022)
Photo : Galahmm
- Les cinq piliers de Wikipédia sont : l'encyclopédisme, la neutralité de point de vue, la liberté du contenu, le savoir-vivre communautaire et la souplesse des règles (Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Principes_fondateurs) [↩]