Politiser les analyses sur l’inceste à travers quatre romans afro-américains (4/4)

Publié en Catégorie: AMERIQUES, FEMINISMES, LECTURES, SANTE LUTTES HANDIES ET PSY

Harlem Quartet couvertureEn 1979, James Baldwin publie Just above my head, un merveilleux roman dont le titre français est Harlem Quartet. Le dialogue littéraire sur l’inceste s’y poursuit à travers le personnage de Julia, jeune enfant évangéliste visitée par le Saint-Esprit à l’âge de onze ans. Cette enfant adulée semble être de prime abord l’opposée total de Pecola dans L’Oeil le plus bleu. C’est l’une des subtilités du roman de montrer comment les enfants qui sont projetés dans des rôles en décalage avec leur âge d’une manière prétendument valorisante, les enfants stars, sont de fait énormément exposés aux abus sexuels par des adultes. Julia est violée par son père.

Il pressa la figure de sa fille contre son épaule et caressa le chiffon qui lui recouvrait les cheveux : « Personne n’aura besoin de savoir, ma poupée, tu serais étonnais si tu savais : ça arrive tout le temps. L’amour est une chose magnifique, chérie et je crois qu’en chaque homme quelque chose lui donne envie de faire de sa fille une femme. » Elle sentit son sexe se raidir contre elle et elle réussit à se dégager, terriblement consciente sans savoir pourquoi de la fenêtre grise et des maisons. Nulle part où fuir. Nulle part où se cacher. Elle renversa le verre de vin et cette odeur, outre le cri qu’elle ne pouvait pas pousser, lui fit presque exploser le cerveau. Elle tomba sur le divan et Joel tomba de tout son long sur elle. Pourtant elle ne pouvait toujours pas crier. Elle comprit que quelque chose en elle avait toujours voulu cela, mais pas ceci, pas ceci, pas ainsi, elle voulut dire : Je t’en prie. Je t’en prie, attends, mais il lança dans un chuchotement rauque et moqueur : « Y a un moment que toi et le Saint-Esprit vous me collez au cul ; vous me vouliez, vous m’avez ! »
Elle fit un dernier effort pour se relever mais il la repoussa d’une gifle ; elle entendit la lourde ceinture tomber par terre. Elle savait une chose clairement – jamais elle n’avait voulu cette rage, cette haine. Elle avait toujours voulu son amour. Elle avait elle-même provoqué cet instant – oui, vrai, mais pas cet instant-là. Il la maintint allongée d’une main tandis qu’il dégageait une jambe de son pantalon bleu sale. Elle sombra dans un silence bien plus palpable que celui de la tombe. Il la couvrit entièrement ; elle entendit au loin son râle : de ses deux mains, il lui souleva les hanches et poussa violemment. Et elle fut incapable d’émettre un son, même lorsque la longue arme lourde de sang qui lui avait donné la vie vint marteler ses entrailles. Chaque poussée du pénis de son père parut lui retirer la vie qu’il avait donnée et enfoncer l’angoisse plus profond en elle, dans un endroit trop profond pour être atteint par le sexe d’aucun homme, dans un endroit qu’elle passerait des années à chercher, un endroit plus profond que le miracle des entrailles, plus profond, presque, que l’amour qui est le salut.1

Il y aurait énormément à critiquer dans cette scène censée rendre à Pecola/Julia2 sa subjectivité. Même si Baldwin est juste dans sa description de la sidération, son écriture se heurte plus que maladroitement aux limites de la poétisation et de la métaphorisation ; toutes les représentations autour de la pénétration sont vulgaires, indécentes, phallocentrées et accomplissent le miracle détestable d’éluder la douleur physique de Julia.
Quant à la fameuse intériorité qu’il s’agit de restituer à Julia/Pecola, la fille incestée, on ne peut qu’être horrifié.es par la conclusion du monologue intérieur : « Elle avait elle-même provoqué cet instant – oui, vrai, mais pas cet instant-là. » À trop vouloir figurer le sentiment de culpabilité de l’incestée et surfer sur la vague œdipienne, Baldwin en devient suspect avec ses airs d’avocat du diable.
L’inceste advient alors que la mère de Julia vient juste de mourir, laissant ainsi l’espace pour que l’horreur se réalise. Avant de rendre l’âme, celle-ci a légué à sa fille une prophétie honteusement accusatrice :

Le Seigneur n’est pas content de vous deux. Et Il va vous le faire savoir. Comment se fait-il que vous pensiez pouvoir tromper le Seigneur ? Vous avez pu me tromper, moi. Mais je voulais être trompée ! Comment se fait-il que tu penses que le Seigneur ne voit rien ? Alors que, moi, je vois ! » Elle repoussa violemment la main de sa fille loin d’elle, en une sorte de malédiction.3

La mère, complice passive, se décharge ici de ses responsabilités en accablant la victime qu’elle s’apprête à abandonner ; elle ne s’attaque pas à son mari. Ce procédé de déresponsabilisation n’a rien de surprenant mais il résonne étrangement avec le récit du premier viol de Julia, qui est d’ailleurs représentée dans le roman auparavant comme une enfant insupportable et prétentieuse.
La narration nous contraint donc à cheminer avec ce discours insupportablement culpabilisateur, sans véritable contrechamp. On peut envisager que Baldwin souhaite nous contraindre à partager avec le personnage de Julia une conscience ambigüe de son statut de victime. Ce n’est pas très satisfaisant et ça le devient encore moins quand parvient le tardif dialogue de dévoilement/résolution :

Elle aspira une bouffée, la rejeta, soufflant la fumée au-dessus de ma tête. « Il n’est pas l’unique coupable ! » dit-elle avec une passion contenue.
Je sirotai ma boisson puis je regardai Julia. Je m’obligeai à prendre mes distances, en quelque sorte, puis à la regarder pour dire quelque chose dont je sentais qu’il fallait que cela fût dit : « Écoute. Toi non plus. Et tu étais une enfant, toi.» Elle me dévisagea. « Je suis désolé mais c’est vrai.
— Les enfants, dit-elle en détournant les yeux, les enfants en savent long.
— Il vaut mieux pour eux. Mais ce sont quand même des enfants.» Je tendis mon bras par dessus la table et pris sa main immobile dans la mienne.
« Écoute. Les enfants en savent long — d’accord. Mais les enfants ignorent ce qu’ils savent. Ils testent – testent – testent, c’est tout, ils attendent de voir s’il y a quelqu’un là-bas. » Je sentais sa résistance : elle était dans sa main immobile, pas tout à fait inerte. « Comprends quelque chose, chérie — un enfant ne sait pas, quand il met le feu aux rideaux et qu’il trouve les flammes jolies, qu’il est en train de réduire en cendres la maison et lui avec. Tu éteins le feu, tu ramasses l’enfant et tu lui flanques une fessée à lui faire croire qu’il va brûler vif cette fois. Après quoi, il ne trouvera pas les flammes aussi jolies, il ne recommencera plus et il aura une meilleure chance de survie. »
Je relâchai ma pressions sur sa main pour la caresser.4

Ce dialogue qui vise à faire sortir du non-dit la victime est troublant à plus d’un titre. Il est d’abord curieusement précédé par des considérations sur l’incesteur ; ce père qui « a toujours eu peur » et pour lequel Julia s’inquiète. Cette curieuse inversion tend à faire du bourreau une victime de ses propres peurs, de la suprématie blanche, comme chez Ellison ou Morrison, sauf que la mise à distance est ici particulièrement défaillante. L’interlocuteur-narrateur commence par concéder une culpabilité partagée avant de s’employer à renommer l’ordre de la domination et de la responsabilité. Il finit bien par dire à Julia qu’elle est « l’innocente victime » mais le cheminement est tortueux et la métaphore est catastrophique et sexiste. Julia a trop joué avec le feu, c’est ça !? Baldwin souhaite complexifier le personnage de l’enfant incesté tel qu’il a été représenté par Morrison et Julia est une réponse explicite à Pecola. L’écrivain refuse qu’elle soit coincée dans le statut de victime, qu’il lui soit dénié toute forme d’agentivité et qu’elle ait une peur irrationnelle ou indépassable de son père. Certain.es trouveront peut-être l’intention louable et le procédé intéressant ; ce n’est pas du tout notre cas. S’il est important que l’enfant ne reste pas enfermé.e dans son statut de victime, c’est au nom du futur et de la reconstruction.L’amour des enfants pour leurs parents ou d’autres adultes empruntent des contours complexes qu’il appartient exclusivement aux adultes responsables de cadrer. Il est intolérable de jouer sur cette confusion présente chez tous les enfants pour sous-entendre une part active chez l’enfant incesté.

On trouve par ailleurs Baldwin sacrément culotté d’incarner la parole juste sur l’inceste dans un personnage masculin, paternaliste qui est de surcroît en train d’essayer de séduire Julia.  C’est même pire : il essaie de lui faire accepter sa vérité par de la manipulation physique, par des pressions et des caresses ce qui est d’autant plus dérangeant vu le sujet dont il est question. Plus loin Hall, le narrateur, blague même sur le fait de la maltraiter !

« C’est notre première sortie ma beauté. Tu veux un peu de vin? »
Elle baissa les yeux avec un air de sainte nitouche: « J’ai cru que tu ne me le demanderais jamais.
— Continue comme ça. Je pourrais bien te fouetter avant que nous sortions d’ici. Du rouge ou du blanc? »5

Des années auparavant, en 1968, dans L’homme qui meurt 6, Baldwin écrivait l’inceste entre deux frères, le narrateur Leo âgé d’environ 14 ans et son grand frère Caleb, 21 ans :

Je sombrai dans un sommeil orageux et m’éveillai, pour me trouver, comme Jacob avec l’ange, luttant contre un dieu très différent, un dieu encore plus tyrannique. Le dieu de la chair. Mon frère me tenait serré ; il était terriblement excité et son excitation m’excitait. Je fus saisi d’un bref étonnement et d’une brève frayeur. Mais il n’y avait en fait rien de surprenant, et s’il y avait quelque raison d’avoir peur, eh bien, j’espérai que Dieu nous regardait. Il nous regardait probablement. Il ne faisait jamais rien d’autre. Je savais, oui, je savais ce que mon frère voulait, ce dont mon frère avait besoin, et je n’avais pas peur – je ne pouvais pas en dire autant de Dieu, qui prenait tout et ne donnait rien, et qui ne payait jamais rien, bien que ses créatures fussent toujours obligées de payer, elles. Je tenais étroitement enlacé ; je l’embrassai et le caressai et je ressentis une souffrance et un émerveillement que je n’avais encore jamais éprouvés. Le cœur de mon frère était brisé ; je le voyais à la manière dont il me tenait. Dans tout ce vaste monde, immense et sordide, il ne se fiait qu’à l’amour d’une seule personne, son frère, son frère qui était dans ses bras. Et je me dis : oui oui, oui. Je t’aimerai Caleb, je t’aimerai toujours, je t’aimerai à la vue du Père et du Fils et de cet enculé de Saint-Esprit et de tous leurs hôtes sordides, et à la vue du monde entier et je chanterai Alleluia, gloire à mon amour pour toi, je le chanterai en enfer. J’ôtai mes vêtements de nuit et lui enlevai les siens. Il me tenait et il m’embrassait, et il murmurait mon nom. J’étais plein d’attention et d’émerveillement. Mon frère n’avait encore jamais eu de corps à mes yeux. Et, en vérité, je n’avais jamais eu de corps moi non plus, bien que j’eusse fait l’objet de quelques expériences à l’occasion. Nous ne faisions rien de bien aventureux, en fait, nous nous servions seulement de nos mains, et, naturellement, je l’avais déjà fait tout seul, et je l’avais fait avec d’autres garçons, mais ce n’avait été rien de semblable, parce que, ces fois-là, il n’y avait pas eu de souffrance. Je n’avais pas essayé de donner, je n’avais même pas essayé de prendre, et je ne m’étais pas senti, comme c’était le cas maintenant, présent dans le corps de l’autre, je n’avais pas éprouvé l’impression que son souffle était le mien, que ses soupirs et ses gémissements, ses frissons et ses tremblements étaient les miens, et son voyage le mien. Plus qu’aucun autre bien terrestre, je voulais la joie de Caleb. Sa joie était la mienne. Quand sa respiration changea, quand commencèrent les spasmes, je tremblai, moi aussi, de joie, de joie, de joie et de fierté, et nous connûmes l’extase ensemble. Caleb me tint longtemps dans ses bras. Puis il chuchota, la bouche collée à mon oreille :
— Ça va?
— Oui,dis-je. Ça va. Et toi ?
— Oui. Oui. — Puis il dit : — Tu m’aimes encore ? Tu n’es pas fâché contre moi ?
— Pourquoi serais-je fâché contre toi ? — Puis je dis : — Oui, je t’aime, Caleb, plus que personne au monde.
Au bout d’un moment il dit :
— Oui, je te crois.7 .

Ici tout est amour et désir et seule la question du grand frère Caleb « Tu n’es pas fâché contre moi? » laisse entendre qu’il pourrait exister une conscience d’abus ou absence de consentement. Que Leo donne systématiquement à Caleb ce qu’il désire semble n’être qu’une affaire d’amour fraternel et de don de soi. Comme si les rapports de domination n’existaient pas, comme s’il n’y avait pas de définition objective des relations non consenties, comme si la différence d’âge entre Leo et Caleb, 21 ans n’avait aucune importance.

Plus qu’aucun autre bien terrestre, je voulais la joie de Caleb. Sa joie était la mienne.

Baldwin poétise, esthétise et valorise même la dilution, le déni de soi dans le désir de l’autre, le désir de contenter l’autre. Seul le comportement de Caleb dans le futur permettra de laisser exister l’hypothèse qu’il n’aimait pas tant que ça son petit frère et que c’est peut-être là que la faute se situe. Mais c’est un dangereux déplacement par rapport à notre sujet. L’abus incestueux est caractérisé par des facteurs objectifs que Baldwin semble prendre un malin plaisir à ignorer.
Les chemins qu’il emprunte pour proposer une approche personnelle de l’inceste sont à la fois surprenants et d’une banalité déconcertante.
La nature commune de l’inceste exige que l’on détache complètement l’analyse des faits objectifs, des projections psychanalytiques. Or, Baldwin nage en plein dans cette confusion dangereuse.
« Quelqu’un a dit que tout amour est inceste »8 se dit le narrateur Hall de Harlem Quartet alors qu’il est en pleine relation sexuelle avec Julia, l’ancienne enfant abusée ; c’est complètement scabreux !
Il n’y a aucun doute que notre manière d’aimer, de désirer est totalement façonnée par l’amour tel que nous l’avons vécu dans nos familles. Mais c’est un sophisme d’en tirer cette généralisation ; un sophisme qui mène inévitablement à la banalisation de l’inceste. Cette banalisation est telle d’ailleurs chez Baldwin que la question de la quête de justice est entièrement éludée. C’est apparemment aux personnages incestés de faire leur travail individuel d’analyse pour digérer leur histoire ; où est la responsabilité communautaire ? Et comment avance-t on à ce compte-là ?
Baldwin refuse que Julia ait le destin maudit de Pecola ; elle doit résister, avancer, etc. Ce faisant, il personnalise la gestion de l’inceste et en fait une affaire de résilience individuelle. Ce traitement libéral de la souffrance fait écho au parcours particulier de l’écrivain qui, tout en réalisant une œuvre capitale pour le peuple noir étasunien, s’est aussi tracé une route de sauvetage relativement solitaire.

Cases Rebelles (Octobre 2019)

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À lire dans ce dossier également :

Politiser les analyses sur l’inceste à travers quatre romans afro-américains (1/4) : Homme invisible, pour qui chantes-tu?, de Ralph Ellison
Politiser les analyses sur l’inceste à travers quatre romans afro-américains (2/4) : L’Oeil le plus bleu, de Toni Morrison
Politiser les analyses sur l’inceste à travers quatre romans afro-américains (3/4) : Corregidora, de Gayle Jones

  1. p.219. Toutes les citations sont tirées de Harlem Quartet, Éditions Stock, 2003. []
  2. En référence au personnage Pecola, jeune fille incestée dans L’Oeil le plus bleu de Toni Morrison, seconde œuvre que nous abordons dans ce dossier. []
  3. p.213 []
  4. p. 440 []
  5. p. 442 []
  6. Tell Me How Long The Train’s Been Gone []
  7. p 202 – 203 []
  8. p.480 []